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le peintre et la pie

à profit la douce lumière matinale, on le vit s’attarder chaque soir autour des chopes jusqu’à ce que le patron lui fermât dans le dos les grilles de la brasserie. On l’entendit, lui, le naïf artiste qui jusque-là peignait comme l’oiseau chante et comme coule la source, on l’entendit soutenir les thèses les plus saugrenues sur la vision comparée à l’impression, et les nouvelles formules esthétiques. L’esthétique altère ; donc M. Senez buvait, et plus d’une fois, passé minuit, il lui arriva d’étonner les rares passants par des discours qu’il se débitait à lui-même, tout seul, en marchant dans les rues désertes.

Un jour, — il avait neigé, et la vue de la neige exaspérait son idée fixe, — une nuit, M. Senez quitta la brasserie avant l’heure. On voulait l’accompagner, il refusa.

Au moment de mettre la clef sur la porte : « Non ! non ! murmura M. Senez, pas encore ! »

Et, remontant l’étroite et courte rue de Chevreuse, il s’en alla dans la boue glacée des chaussées, sans crainte des rôdeurs de nuit, jusqu’à la barrière d’Enfer, en suivant le mur extérieur du cimetière Montparnasse.

Il roulait des pensées poétiques et sinistres ; il s’arrêta un moment à regarder sous la lune, par un éclat de la vieille porte, le clos envahi de broussailles et de lierre, — un clos, se dit-il, singulièrement pareil au mien, — où l’on enterrait alors les guillotinés.