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fil léger me maintenait captif ; puis ce fil céda, et je ressentis une impression que je n’avais jamais ressentie encore. Autour de moi commençait un assourdissant brouhaha ; mon grand cabinet de travail, où on m’avait installé dès le début de ma maladie, se remplit de gens qui tous à la fois chuchotaient, parlaient, sanglotaient. La vieille sommelière Judichna clamait d’une voix méconnaissable. Avec un grand sanglot, ma femme s’abattit sur ma poitrine : elle avait tant pleuré durant ma maladie que je me demandais avec étonnement où elle puisait encore des larmes. Parmi ces voix, s’élevait, vieille, chevrotante, celle de mon valet de chambre Savieli ; depuis mon enfance il ne m’avait jamais quitté, et il était maintenant si âgé qu’il vivait presque inactif ; le matin, il me donnait ma robe de chambre et mes pantoufles ; pendant la journée, il buvait de l’eau-de-vie « à ma santé », et se querellait avec les autres domestiques. Ma mort l’attristait ; elle l’inquiétait aussi et, en même temps, lui conférait de l’importance. De quel ton il prescrivit qu’on allât chercher mon frère, donna des ordres au fretin ! Mes yeux étaient clos ; mais je voyais, j’entendais tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait autour de moi.