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Nous donnons ici la Préface de la réimpression de Liseux (Paris, 1884). Elle est d’Alcide Bonneau :

« L’Édition originale de la fameuse Justine ou les malheurs de la Vertu, du marquis de Sade, est, en quelque sorte, un livre inconnu des lecteurs de la génération actuelle. L’auteur l’a désavouée, prétendant, selon l’usage, qu’un ami infidèle lui avait dérobé son manuscrit et n’en avait publié qu’un extrait tout à fait misérable, indigne de celui dont l’énergique crayon avait dessiné la vraie Justine. Il s’abusait étrangement. Ce prétendu extrait est, au contraire, l’œuvre capitale du trop célèbre monomane, et les remaniements qu’il lui a fait subir par la suite l’ont complètement gâtée. Il faut une intrépidité à toute épreuve pour affronter la lecture de la Justine en 4 volumes, suivie de la Juliette en 6 autres[1], que réimpriment à foison les officines de la Belgique, et, si l’on s’y essaye, l’ennui et l’écœurement ont bien vite raison de la volonté la plus tenace. Le cas, ici, est tout différent. Dans les deux tomes, de médiocre grosseur, dont se compose l’édition originale, nous tenons la première conception de l’écrivain, telle qu’il l’avait formulée avant que, le succès venant à l’enhardir, il n’entreprît de surenchérir encore sur ses excentricités ; nous tenons le livre dont le retentissement fut si grand, de 1791 à 1795, celui que les Révolutionnaires ne dédaignèrent pas de feuilleter, et qui, devenu très rare, est absolument oublié aujourd’hui…

«… Il nous suffira de dire que cette Justine primitive, au rebours de la longue divagation qui en a été postérieurement tirée, non seulement est lisible, mais se laisse lire avec intérêt. C’est un document. Le système que l’auteur y présente comme une intuition d’homme de génie, une vérité fondamentale restée inaperçue jusqu’alors et qu’il lui a été donné de révéler au monde, à savoir que la vraie volupté, la volupté complète, doit avoir pour condiment les cris de souffrance des victimes, livrées à d’épouvantables tortures, est un système monstrueux ; sa démonstration, d’ailleurs, est illogique, car les peintures de Justine sont plus propres à donner le cauchemar qu’à provoquer des ardeurs érotiques ; mais il y a dans ce bizarre amalgame, dans ce chaos de ténébreuses imaginations et de criminelles folies, un curieux sujet d’étude pour le lettré, le philosophe. Les dissertations morales, politiques, religieuses,

  1. Voir La Nouvelle Justine (515 à 518).