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L’enfer de la bibliothèque nationale

du gouvernement envers M. Bégis, à qui l’on montre deux caisses, l’une pour lui, l’autre pour la Bibliothèque Impériale. M. Moignon, bibliophile, demande alors à M. Bégis, martyr bibliolâtre, de consentir à signer comme donateur sur les registres de la Bibliothèque, moyennant quoi il aurait ses entrées permanentes à l’Enfer. M. Bégis refusa, insensible à l’honneur qui ne fut offert qu’à Michelet et, de nos Jours, à M. Georges Vicaire. Enfin, M. Bégis emporta sa malle qu’on lui avait si généreusement abandonnée et qui ne contenait qu’une collection du Journal officiel…

Trois jours après, le 16 novembre, le parquet de la Seine adressait à la Bibliothèque les livres qu’elle avait choisis, c’est-à-dire 154 numéros d’imprimés et 23 numéros d’estampes, qui furent inscrits sur les registres avec leurs numéros d’ordre et la mention de leur provenance. La mention de leur provenance !… Voilà sur quoi comptait M. le syndic, autant que sur la chute de l’Empire, pour rentrer dans son bien. Il attend donc un lustre que l’Empire tombe, que la paix se signe ; puis, par un redoublement d’astucieuse prudence, il attend encore d’avoir démissionné, soit jusqu’en 1882 ! Alors commencent ses réclamations amiables au Ministre de l’Instruction publique, qui se montre favorable en principe à la restitution du don forcé. Cependant, le 6 décembre 1882, le ministre, qui avait consulté la Bibliothèque — nationale, cette fois — montre à M. Bégis un front si rembruni que l’ancien syndic décide de plaider. Après cassation d’un Jugement de 1885, le tribunal civil émet, le 13 décembre 1892, un jugement qui rend la jeunesse au bibliophile vieilli dans l’espérance. Mais la Bibliothèque nationale, ou plutôt l’Enfer, ne rend pas sa proie… Au lieu du vers dantesque, on cite à notre plaideur l’article 2279 : possession vaut titre, et comme le matois lance l’argument qu’il gardait en réserve, le bon, le meilleur, l’argument de provenance, Me Cléry le fait s’effondrer : Il n’y eut pas don, puisque le plaignant refusa de signer ; il reste donc la liste des ouvrages provenant de saisies Judiciaires…

— Eh bien ! rétorqua l’avocat de M. Bégis, le tribunal n’a-t-il pas annulé la saisie ?…

— D’accord, répondit Me Cléry, mais saisies judiciaires est au pluriel, au pluriel !… Pouvez-vous donner une liste détaillée, minutieuse, de vos ouvrages, ouvrages de provenance anonyme confondus sur les registres d’entrée sous la rubrique de saisies judiciaires…, au pluriel ? Si oui, la Bibliothèque vous accordera satisfaction.

M. Bégis rendit les armes après une description embarrassée de la Vie de Marie-Antoinette et du Portier des Chartreux, sa mémoire se refusant aux cent soixante-quinze descriptions demandées, il ne lui restait plus qu’à se venger en bibliophile, pacifiquement, ou, pour mieux dire, de publier ses infortunes[1], dues à l’abus du pouvoir d’un procureur impérial, et, d’autre part, à l’immortel Article 2279 !

Que le rôle de la Bibliothèque ait été indélicat, ou qu’il se justifie, il n’en est pas moins vrai qu’elle n’a cherché qu’à enrichir la propriété collective d’ouvrages qu’elle jugeait précieux aux titres énoncés par l’abbé Grégoire, et qu’elle n’eût pas songé à s’approprier de force des documents sans utilité. Cependant, tout l’Enfer ne provient pas de saisies judiciaires, de

  1. l’Enfer de la Bibliothèque nationale, Revendication de M. Alfred Bégis, Débats judiciaires. Paris. Couquet, Société des Amis des Livres, 1889.