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L’enfer de la bibliothèque nationale

ces collection fussent ou ne fussent pas immorales : il les jugeait plus indispensables même que nécessaires, au risque de compromettre sa double dignité épiscopale et conventionnelle.

Sa déclaration officielle, la Bibliothèque nationale ne la ratifia pas par l’organe de son avocat, Me Cléry, lors du fameux procès Bégis ; toutefois, animée du même esprit, elle se réserva les ouvrages que le procureur impérial avait fait saisir aux fins de destruction, pour outrages à la morale publique. Mais cette affaire, qui dota la Bibliothèque d’un lot important de livres infernaux, que l’on eût pu nommer le fonds Bégis sans une ruse qui permit de le conserver, cette affaire mérite mieux qu’une courte mention.

Le 22 juin 1866, le service de l’imprimerie et de la librairie au Ministère de l’Intérieur apprit que deux colis suspects venaient d’arriver chez le libraire Rouquette, 25, rue de Choiseul. À cette époque, la police impériale recherchait les publications politique qui paraissaient à l’étranger sur le premier et le second Empire. Il était, comme on sait, fort difficile d’échapper aux mouchards, et les derniers lecteurs de la Lanterne de Rochefort se souviennent de ne l’avoir lue que grâce, le plus souvent, à des ruses aussi amusantes qu’ingénieuses. Bref, le 23 juin, un commissaire spécial, ayant reçu l’ordre de saisir les colis, apprit du libraire que leur contenu devait être proposé à M. Alfred Bégis, qui l’achèterait probablement. Alfred Bégis était syndic des faillites et quelque peu historien ; il a laissé, notamment, un Louis XVII, un Billaud-Varenne et un Registre d’écrou de la Bastille, de 1782 à 1789 ; mais son dernier titre et Les idées politiques qu’il affichait, loin de solliciter la clémence, lui nuisirent fort au contraire. Un Juge d’instruction, M. de Gonnet, est nommé : le 5 juillet, il donne commission rogatoire à M. Berillon, commissaire de police, « à l’effet de se transporter sans délai au domicile du sieur Bégis, 29, boulevard Sébastopol, dans le but de rechercher, et, le cas échéant, de saisir tout livre obscène ou suspect, etc… »

Le commissaire, dit le mémoire, bouleverse pendant douze heures une bibliothèque de 10,000 numéros de tous genres, et finit par choisir quelques centaines de volumes, dont un grand nombre politiques, et quelques-uns galants ou licencieux. La plupart de ceux-ci étaient du XVIIIe siècle, ornés de reliures précieuses et enrichies de dessins ; le tout représentait une valeur de 30,000 francs, somme importante pour des livres, à une époque où l’on ne payait que les danseuses. M. Bégis comparaît devant le juge d’instruction, qui lui fait connaître la décision prise en haut lieu : ou se démettre de ses fonctions de syndic, ou consentir à l’anéantissement des ouvrages saisis. M. Bégis, qui n’était pas un bibliophile héroïque — sans doute parce qu’il n’en est point parlé dans Plutarque — se résout à signer la destruction de ses volumes. Il fait toutefois une réserve en faveur de l’album de Jules Romain et d’une collection de calques exécutés sur ces gravures. On y consent : le syndic des faillites

Emporte ses raisons de survivre à son deuil…

Le directeur de la bibliothèque impériale apprend aussitôt, et comme par hasard, que le pilon allait réduire en pâte pour 30,000 francs de livres, et quels livres ! Il obtient par de pressantes démarches, dit-on, que la Bibliothèque fit son choix, et, le 17 octobre, M. Bégis et convoqué par M. Moignon, procureur impérial et bibliophile distingué, politesse exquise