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le mont Gibel. J’ai laissé les jeunes gens que j’aime et qui m’aiment de force, au castel Sans Retour, tandis qu’ils aiment de nature, les dames errant dans les vergers, et même les antiques naïades. Je les aime pour leur braguette, hélas ! trop souvent rembourrée et j’aime aussi les antiques cyclopes malgré leur mauvais œil. Quant à Vulcain, le cocu boiteux m’effraye tant que de le voir, je pette comme le bois sec dans le feu. Merlin ! Merlin ! Je ne suis pas seule à le chercher. Tout s’émeut. Voici deux druides qui veulent un signe de sa mort. Qu’ils soient heureux, je vais les contenter pour qu’ils s’en aillent en paix bien qu’abusés.

Elle fit le geste logique qui déploie le mirage. Aux yeux des druides, satisfaits d’eux-mêmes, apparut le lac Lomond, avec les trois cent soixante îlots. Au bord de l’eau, des bardes se promenaient en troupes et tiraient des sons lamentables de leurs petites harpes en chantant sans en comprendre le sens, les vers appris par cœur. Tout à coup, sur chaque îlot rocheux, s’abattait un aigle, puis les aigles s’élevaient et, s’étant réunis, s’envolaient ensemble. Alors le mirage s’évanouit. Les druides s’embrassèrent en se félicitant de leur puissance clairvoyante et chantèrent pendant que la fée luxurieuse riait de leur crédulité.

LE CHANT DES DRUIDES


            Hésus et Taranis la femelle
            L’annoncent par un vol aquilin :
            La dame au corsage qui pommelle
            A fait mourir, aujourd’hui, Merlin.

            Teutatès aime l’aigle qui plane
            Et qui veut le soleil enchanter.
            Je préfère un corbeau sur un crâne,
            Quand l’oiseau veut l’œil désorbiter.

            Ô corbeau qui disparus à droite
            Sur un froid menhir t’es-tu perché ?
            Ou, pourrissant dans sa fosse étroite,
            Trouvas-tu le cadavre cherché ?

            Nous nous en irons vers nos demeures,
            L’un vers la mer, l’autre vers les monts,
            Frère, parle avant que tu ne meures.
            Merlin est mort, mais nous nous aimons.