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intellectuel de nos ancêtres. On comprend l’importance qu’il acquit ainsi et qu’il conserva pendant de longs siècles. Il devint un besoin de l’esprit, une sorte de seconde nature morales et l’expression adéquate des facultés imaginatives du genre humain. Les habitudes que les siècles ont enracinées ne se modifient qu’avec les siècles. En ce qui regarde le conte, nos générations n’ont pas encore dépouillé le vieil homme. Nous éprouvons toujours à son égard ce sentiment qu’exprime si bien Lafontaine dans les vers que je rappelais en commençant. Mais c’est surtout chez les enfants qu’il se présente avec toute la spontanéité et l’énergie d’une nécessité constitutionnelle et préconditionnée de l’esprit humain. On peut dire sans exagération que nous venons au monde avec l’instinct du Petit Poucet et le désir vague de l’entendre raconter. Quand nous sommes arrivés à l’âge d’homme, ces contes bleus, qui ne répondent pourtant à rien de ce que nous voyons dans la vie, conservent encore pour la plupart de nous une saveur singulière et tout à fait inexplicable, si nous n’y voyons les restes encore vivaces, surtout dans l’enfant, d’un goût qui a été à un moment donné, une manière d’être intellectuelle de la race entière prise à tous les âges.

Il est d’ailleurs un phénomène littéraire qui confirme cette explication et qui se rattache intimement aux faits sur lesquels elle repose. Je veux parler des conditions qui fout le succès des œuvres d’imagination et surtout de celles qui contribuent à la popularité des figures typiques créées, ou plutôt évoquées par les poètes. On peut, je crois, poser en principe que ces œuvres ne durent, que ces figures ne vivent, que si le facteur, le metteur en œuvre, le ποιητής, comme l’appelaient les Grecs, a fait appel non pas à sa seule imagination, mais bien aussi à celle du peuple représentée par les contes et les légendes que caressent ses souvenirs depuis un temps immémorial. Sans remonter à Homère, dont l’œuvre n’est à certains égards que la coordination des vieilles traditions helléniques, Shakespeare et Goethe, tout près de nous, en fournissent une preuve frappante. Que sont Hamlet, Roméo, le roi Lear, Macbeth, Othello, Falstaff même — tous ces personnages éclatants et immortels, qui réunissent en eux pour la postérité deux attributs divins en quelque sorte et presque contradictoires chez l’homme, l’intensité de la flamme intérieure et la longévité indéfinie — sinon les héros des légendes du Nord, familiers de longue date aux Anglo-Saxons, ou des personnages célèbres des récits