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ANNALES DU MUSÉE GUIMET

dirait que Râma pense que la fortune nous veut le plus de bien quand le malheur nous accable[1]. Mais non, son esprit désintéressé ne songe absolument qu’à l’accomplissement de ce qu’il croit son devoir.

Il se dirige vers la forêt, sa future demeure, renvoyant tous ceux qui persistent à l’accompagner. Mais avant de pouvoir avancer sans obstacle, il lui faut subir encore l’épreuve de la conjuration des brahmanes contre son dessein. Il en sort victorieux comme de toutes les autres et continue enfin sa route dans le silence, tushṇîm[2]. Ainsi il arrive sur les bords de la Tamasâ, où il fait halte et dit à Lakshmaṇa : « Voici la première nuit de notre séjour dans la forêt », et un lit de feuilles le reçoit, lui et son épouse[3]. Mais au milieu de la nuit il se lève, pour continuer sa route vers le nord, उदज्नुखः.

Pendant qu’il s’éloigne ainsi d’Ayodhyâ, on ne cesse de pleurer dans cette ville et de jeter des cris déchirants : अश्रुणि मुमुक्षुः सर्व सुस्वरे शोकविल्कवाः[4]. La douleur de l’exil de Râma va jusqu’à faire négliger aux brahmanes, aux deux-fois-nés, le sacrifice, जुहुवन्, et la récitation du Véda, ब्रह्म न प्रावदत् ; les lamentations des femmes, strî-vilâpo, montent au diapason du désespoir. Cela rappelle la désolation qui éclata à Troie lors de la mort d’Hector : ώς έφατο ϰλαιων ϰτλ. C’est que Râma pour chacun des habitants d’Ayodhyâ, comme Hector pour ceux d’Ilios, était plus qu’un fils : तासां सुतेम्याऽप्यधिको हि साघ्वः[5]. On estimait Râma comme un dieu. Et maintenant il était ravi à leur affection par le destin, autant voulait dire la mort. Tandis qu’on gémissait ainsi, Râma traverse successivement la Védaçrutî, la Gomati, la Sapikâ, toutes rivières du royaume de Koçala, puis il parvient à la Gangâ, cette échelle aux portes du ciel, स्वर्गतोजणनिः श्रेणीं, qui descend de l’Himavat et purifie tout. Là il s’arrête pour un jour et reçoit la visite du puissant Guha, roi des Nishâdas,

  1. Allusion à un passage du drame de Shakespeare le Roi Jean, act. III, sc. 4 :

    When fortune means to men most good,
    She looks upon them with a threatening eye.

  2. Râm., 43, 35.
  3. Ib., 44, 14.
  4. Ib., 45, 3.
  5. Ib., ib., 32, Cf. Τρωοί τε ϰαὶ Τρωῆσι ϰατὰ πτόλιν, οἵσε θεὸν ὥς δειδέϰατ’.