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histoire des idées théosophiques dans l’inde

et fortement agissante. Combiner organiquement le théisme avec le dualisme absolu du Sānkhya, c’était une entreprise au-dessus des forces de la philosophie yoga ; elle s’est contentée de juxtaposer les deux doctrines. Il faut d’ailleurs, pour être juste, reconnaître que si le dualisme explique aisément le problème du mal, il a infiniment plus de peine que le monisme à résoudre le problème de Dieu.

Il n’est pas inutile de constater que le Yoga s’écarte sur un autre point encore du mécanisme intransigeant du Sānkhya. Il a émis en effet, à propos du langage, une théorie intéressante qui montre combien ses docteurs étaient préoccupés de ce qui est suprasensible. Ils ont fait observer qu’en dépit de différences notables dans le son, un mot prononcé par deux personnes différentes n’en conserve pas moins le même sens : ils enseignent donc que le sens ne résulte pas seulement de la somme des sons, et que les sons ne peuvent être pour le sens qu’une sorte de symbole. Il y a, par conséquent, quelque chose de non sensible qui s’ajoute à la simple impression auditive, et qui procure l’intelligence de la parole prononcée (le sphoṭa). On peut se demander si l’Īśvara ne joue pas un rôle analogue, s’il ne coopère pas de même avec les sensations que nous recevons du monde extérieur, de manière à nous faire arriver à l’intelligence des choses transcendantes. Je ne voudrais pas insister sur une analogie qu’on trouvera peut-être tirée par les cheveux. Il n’en est pas moins certain que du moment qu’on admet quelque chose de suprasensible, on abandonne le point de vue strictement sensualiste du Sānkhya, et l’on est plus disposé à reconnaître dans le monde et dans la vie l’intervention merveilleuse d’un Dieu de grâce et de compassion[1].

  1. Le Sānkhya admet bien qu’il y a des choses subtiles, c’est-à-dire qui sont hors de la portée de nos sens grossiers ; mais le subtil n’est pas le suprasensible, puisqu’il est perceptible aux sens qui lui sont adéquats.