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Monsieur Tronchin en parla à Rousseau qui parut y donner son consentement. Il le dit aussi à la mère qui fut ivre de joie. Aussitôt qu’elle fut accouchée cette pauvre femme fit avertir Tronchin. Il vint ; il vit un bel enfant… Il prit l’heure avec la mère pour revenir le lendemain chercher l’enfant. Mais à minuit, Rousseau, vêtu d’un manteau de couleur sombre, s’approcha du lit de l’accouchée et, malgré ses cris, emporta lui-même son fils pour le perdre, sans marque de reconnaissance, dans un hospice.

Quoi qu’on puisse penser de ce récit romanesque que rapporte Beaudoin[1] et qui prête par tous les côtés à la critique[2], Tronchin, du moins, était édifié sur la façon dont Jean-Jacques comprenait les devoirs de la paternité, et il y revient plus d’une fois dans sa correspondance.

Pour moi, écrit-il à son fils, qui ai vécu avec Rousseau et qui le connais, je ne suis ni ne serai jamais sa dupe. C’est grand dommage que cet homme n’ait que l’appareil de la vertu, et c’est ce qui explique comment ayant vécu dans l’impureté et ayant eu plusieurs enfants d’une concubine, il les a tous exposés. Quiconque peut manquer au premier sentiment de la nature tient bien faiblement à tous les autres[3].

Et il mande à Grimm, à propos de l’abdication de Rousseau à ses droits de citoyen :

Cet étrange homme, bon chrétien, n’est ni citoyen ni père. Qu’est-il donc ? Le plus malheureux de tous les hommes, qui comptait l’autre jour parmi les charges de sa vie l’entretien de la vieille Levasseur. Il l’a dit très distinctement à son ami M. Moultou, qui le racontait encore hier chez Madame d’Anville. Vous savez ce qui en est. Il a aussi protesté à ce même M. Moultou sur tout ce qu’il y a de plus sacré qu’il n’a jamais eu d’enfants, et que ce qu’on en a dit

  1. V. Beaudoin, La vie et les œuvres de J. J. Rousseau. Paris, 1891, t. I, p. 202.
  2. Rousseau n’a connu Madame de Luxembourg qu’en 1759. Voir d’ailleurs ce qu’il dit dans les premières pages du livre XII des Confessions sur ses rapports avec Thérèse à cette époque.
  3. Mss. Tronchin. Lettre du 1er juillet 1763. Publ. par M. E. Ritter dans les Étrennes chrétiennes, t. XX, p. 211.