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éprouve de s’être insensiblement détaché de tous ses amis, dans ce besoin de solitude propre aux esprits inquiets. Il blâme sa rupture avec Diderot, cet ami qui, de l’aveu même de Jean-Jacques, manque bien plus à son cœur qu’à ses écrits.

C’était votre Aristarque, il était sévère et judicieux, vous ne l’avez plus et n’en voulez plus. Ai-je besoin d’un autre argument pour vous prouver que je n’ai pas tort ? Mais cet ami, me répondrez-vous, avait des défauts ; je vous demanderai à mon tour s’il en est un parfait dans ce monde, si vous, qui vous en plaignez, croyez l’être, si moi qui vous écris, le suis ou le serai ?… Quel qu’il soit vous avez été son juge et sa partie, s’il en appelait à un autre Tribunal, ne pourrait-il pas se défendre, est-il bien sûr que le jugement que vous en portez soit confirmé[1] ?

Tronchin ne peut pardonner à Rousseau son aversion pour cette Genève, naguère objet de son adulation, et prenant à son tour la défense de ses concitoyens, il s’efforce de montrer à l’exilé volontaire que cette patrie est cette année ce qu’elle était l’année passée, « si elle n’a rien gagné, au moins n’a-t-elle rien perdu. Si mon style vous paraît dur, ou si les choses que je vous dis le sont, je vous dirai, mon cher ami, ce que les quakers disaient au roi Jacques : Accorde-nous la liberté que tu prends pour toi-même, et je n’en serai pas moins votre véritable ami. »

Rousseau réplique à son tour :

Vous me soulagez beaucoup, Monsieur, en m’apprenant sur quoi vous fondez les accusations que vous intentez contre moi ; je pense trop bien de votre jugement et je ne trouve pas vos raisons assez solides pour croire que la conclusion que vous en tirez soit sérieuse. Vous me reprochez de m’être détaché de tous mes amis vous vous trompez, Monsieur ; il est vrai que je me suis détaché de

  1. Mss. Tronchin. Copie de lettres. Tronchin à Rousseau, 6 juin 1759. Publ. en partie par Gaberel, op. cit., p. 112.