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et sociale. Drumble, le grand centre commercial où habite la jeune visiteuse de Miss Jenkins, est mentionné par les vieilles demoiselles avec un étonnement auquel ne se mêle plus le dédain qu’inspirait Bristol ou Birmingham aux habitants de Highbury. La vie féminine étroitement confinée dans le cercle d’une petite ville ou d’une petite paroisse qui, dans l’œuvre de Jane Austen, nous est présentée sous les couleurs les plus aimables, apparaît aux yeux de Mrs. Gaskell revêtue de la mélancolie des choses désuètes. En quelques décades, le grand changement qui s’est opéré dans la vie active a transformé d’une façon plus subtile mais non moins radicale, les existences les mieux protégées contre les atteintes de l’esprit moderne. « Cranford » ne contient plus, au lieu de la radieuse jeunesse d’Elizabeth Bennet ou d’Emma Woodhouse, que des images de maturité finissante et de déclin. Miss Matty et Miss Jenkins vieillissent comme auraient vieilli les héroïnes de Jane Austen si l’on pouvait concevoir que les années atteignent jamais leur grâce et leur incomparable fraîcheur. Elles demeurent le cœur et les yeux emplis des visions d’un passé disparu, et celle qui écrit leur histoire éprouve et nous fait partager un sentiment de pitié pour ces « gentlewomen » de l’ancien régime, isolées et presque étrangères dans une Angleterre qu’envahit un esprit nouveau.

C’est pourquoi si, en lisant « Cranford », on sent à chaque page l’influence de Jane Austen, l’analyse ne peut mettre en lumière que des différences, et ne peut souligner que les divergences d’attitude qui séparent le roman de 1853 des romans de 1815. D’ailleurs, Mrs. Gaskell est aussi l’auteur de romans sociaux « Mary Barton », « Nord et Sud », où la sérénité, l’humour souriant qui caractérisent « Cranford » se changent en une sobre vigueur, en une grande indignation devant le mal social qu’elle observe avec une impitoyable lucidité de vision.

Après « Cranford », la tradition du roman exclusivement féminin se continue dans l’œuvre de Miss Yonge ; mais ce que cette œuvre emprunte à Jane Austen, ce n’est plus son humour ni son étude psychologique de la vie et de l’ame féminines, c’est seulement le cadre de l’existence familiale dans le milieu de la « gentry ». Ici encore, le souffle de l’esprit moderne donne au roman de Miss Yonge une orientation nouvelle. Si « Cranford » rappelle « Emma » ou plutôt reprend, à quarante ans d’intervalle, ses scènes de la vie de province en y ajoutant des