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pas vieilli. Comparées à Sophia Western, à Clarissa, à Evelina, Elizabeth Bennet ou Fanny Price semblent étrangement modernes. Chaque parole, chaque pensée des héroïnes de Richardson, de Fielding et de Miss Burney porte la marque du xviiie

siècle, révèle des

idées, des sentiments, des goûts que nous ne partageons plus. Avec Jane Austen, rien ou presque rien n’indique une date. On pourrait encore — à quelques différences près — retrouver ses héroïnes dans plus d’un presbytère ou d’un château anglais. Clarissa, Sophia ou Evelina sont des personnages en lesquels s’incarne un type, leur image ressemble à un portrait collectif et possède une valeur synthétique plutôt qu’une valeur individuelle. L’idéal moral, sentimental et social du xviiie

siècle en Angleterre s’exprime en elles. Elles

ont du siècle de la raison, qui fut aussi l’âge d’or de la sentimentalité, le bon sens profiteur, la vertu pratique tout orientée vers des avantages matériels et immédiats, la délicatesse aussi, les pleurs faciles à jaillir, la timidité et la touchante faiblesse. À ceux que la nature a mis en elles s’ajoutent les dons ou les charmes que le goût et la mode du temps recherchent au-dessus de tous les autres, si bien que les traits invariables et permanents sont subordonnés dans leur portrait à des caractères acquis et artificiels. C’est pourquoi ces créatures aimables ou touchantes nous apparaissent aujourd’hui parées de grâces désuètes et de vertus démodées alors que les héroïnes de Jane Austen vivent et agissent dans un milieu psychologique peu différent du nôtre. Car, en peignant ses héroïnes, Jane Austen a su voir la vie et le réel par delà les conventions passagères de la mode et du goût. Au lieu de les adapter à un idéal préconçu, à une conception artificielle de la femme, elle a voulu atteindre à l’éternelle vérité humaine. Pour la première fois, une jeune fille apparaît dans le roman telle qu’on la voit dans la vie réelle. Rien en elle n’est idéalisé, rien dans son caractère ou dans ses actions n’est un sacrifice de la vérité