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son égard un jugement qui ne saurait être celui d’un observateur direct ou désintéressé. Et son analyse pénétrante et sincère est assez belle pour que nous n’ayons pas à regretter les mirages de la tendresse, les illusions de l’amour, non plus que celles de la rancune ou de la haine apportées par l’homme à son étude d’une âme qu’il est condamné à ne jamais comprendre entièrement. Seule jusque-là, l’intuition d’un Shakespeare avait su deviner que, chez la femme, l’amour le plus grand, le plus noble et le plus tendre n’exclut pas nécessairement toute considération pratique, tout lien avec la réalité quotidienne. Alors que, dans le jardin de Capulet, Roméo sent la beauté de la nuit pénétrer en son cœur pour y exalter encore la beauté de sa merveilleuse ivresse, Juliette n’oublie pas un instant les conditions matérielles qui pèsent sur l’amour comme sur toutes choses humaines. Elle indique à Roméo un rendez-vous pour le lendemain, lui rappelle l’heure et le danger et, dans chacune de ses paroles, ramène à la mesure du bonheur terrestre le rêve que l’amoureux laissait s’envoler par delà les limites du temps et de l’espace. Ce qu’avait deviné le génie de Shakespeare, ce sens du réel que rien n’abolit chez une femme, Jane Austen en fait l’élément essentiel de l’amour chez ses héroïnes. Elizabeth, Ellinor ou Fanny ne voient pas en l’amour seulement le dispensateur de quelques heures infiniment belles et douces ; il est le sentiment sur lequel elles veulent fonder à la fois le bonheur et la prospérité de leur vie. Femmes, elles sont d’instinct les créatrices et les gardiennes du foyer ; elles savent que l’amour, pour avoir des chances de durée, doit se baser sur autre chose que sur la vive mais fugitive sympathie que fait naître la beauté d’un visage, le son d’une voix, le charme d’un sourire. Saines et sensées, elles veulent que l’amour satisfasse à la fois aux exigences de leur cœur et à celles de leur raison. Si jeunes soient-elles, elles n’ignorent pas que l’amour qui trouve sa réalisation dans le mariage — car pour elles il n’est point d’autre amour — doit s’appuyer, aussi bien sur