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et les Grandison. On a plus de raffinement, plus de délicatesse, on est plus mondain et plus cultivé en 1778 qu’on ne l’était trente ans plus tôt dans la même classe des « squires » ou de la noblesse, mais ces changements ne suffiraient pas à marquer la distance franchie de Miss Burney à Richardson. Certaines différences d’éducation, de tempérament et de milieu séparent les héroïnes de Richardson, de celles de Fielding et de Goldsmith. Cependant elles ont toutes la même conception de leur propre existence et du monde qui les entoure. Elles ne sont point assez ignorantes ni assez sottes pour ne pas savoir que leur vie est entièrement subordonnée à une fin, celle-là même que Milton avait déjà assignée à la présence de son Eve parmi les délices du Paradis : faire le bonheur ou le malheur d’un Adam. Tout en elles, beauté, vertu, gaieté ou mélancolie, et les talents et la parure, n’est fait que pour gagner l’approbation et l’admiration masculines. Leurs qualités et leurs charmes ont leur raison d’être, non pas en eux-mêmes, mais en cette approbation. Clarissa Harlowe, Sophia Western, Olivia et Sophia Primrose éprouvent tour à tour et à des degrés différents, la dépendance, la sujétion de la condition féminine. Leur situation dans le monde et jusqu’à l’estime qu’elles peuvent avoir d’elles-mêmes dépend du bon plaisir de l’amant ou du fiancé. « Clarissa Harlowe », dira-t-on, donne cependant à la femme un rôle assez touchant, assez noble. Sans doute. Il n’en demeure pas moins vrai que les « incomparables » perfections de l’héroïne, dans un roman dont l’intrigue est empruntée à la réalité, ne servent de rien contre la duplicité d’un Lovelace. La vertu de Clarissa, sa noblesse d’âme demeurent inutiles, impuissantes à la soutenir dans l’épreuve ; elles ne peuvent la défendre contre le caprice et la cruauté de l’homme.

Avec « Evelina » au contraire, l’héroïne revêt une existence propre ; elle trouve en elle-même la raison et la justification de sa vie. Elle est trop vraiment femme pour ne pas aimer et ne pas se réjouir d’être aimée, mais si bonne, si « sensible », si pénétrée soit-elle des principes de déli-