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la réalité et de l’expliquer à l’aide de la raison, impriment alors au roman une double tendance. Son objet est de reproduire le réel, mais il veut tirer de cette reproduction, avec un divertissement, quelque utile leçon de morale ou quelque grande règle de conduite. Par des voies différentes, tous les romanciers aboutissent aux mêmes conclusions ; de tous nous recevons l’assurance que la vertu et l’honnêteté — au sens large de ces deux termes — sont, quoi qu’en disent les libertins et les fripons, le plus sûr chemin pour arriver au bonheur et à la prospérité matérielle.

Mais si de 1719 à 1771 (c’est-à-dire de « Robinson Crusoé » à « Humphrey Clinker ») le roman exprime les modes principaux du réel, il lui reste encore, malgré « Clarissa » et « Pamèla », beaucoup à explorer dans le domaine de la vie féminine. C’est seulement au moment où Miss Burney crée, avec « Evelina », le roman féminin que le jugement des femmes sur la vie et leur vision du réel reçoivent dans le roman une expression directe et vraie. « Evelina » continue, à trente ans de distance, la tradition de Richardson et, tout en la continuant, lui apporte un élément de nouveauté. Miss Burney aperçoit d’un angle différent et décrit à un autre point de vue des scènes de la vie mondaine ou de la vie de famille. Aussi « Evelina » est-elle une œuvre qui marque une étape dans le développement du roman. Une autre raison lui vaut encore d’occuper dans l’histoire littéraire une place plus grande que ne le mériterait sa seule valeur artistique. Alors que l’impulsion romantique détourne du réalisme la plupart des romanciers pour les incliner vers le merveilleux ou le pittoresque, vers les scènes de mystère et de terreur, vers un décor fantastique ou irréel, le roman féminin continue à trouver sa matière dans la vie contemporaine. Et c’est grâce à l’œuvre de Miss Burney, puis à celle de Miss Austen et de Miss Edgeworth, que nous retrouvons aujourd’hui dans le roman une image, partielle il est vrai, mais fidèle, de la société et des mœurs anglaises à la fin du xviiie siècle.