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sauraient la toucher. Emprisonnée dans le domaine si étroit de sa propre expérience, elle est incapable de concevoir des sentiments, joies ou peines, qu’elle n’a pas éprouvés elle-même. De même, elle étudie dans son œuvre la société et la vie de son temps un peu comme elle envisage, dans ses lettres, les périls que court l’Angleterre. La raison profonde et la signification de la lutte contre Napoléon lui importent peu, mais elle voit dans cette guerre acharnée un moyen excellent pour permettre aux jeunes enseignes de gagner leurs galons de lieutenant et de rapporter à leurs sœurs, entre deux campagnes, des chaînes d’or et des croix de topaze.

Cependant, les lettres à Cassandre qui mettent en lumière les traits les plus apparents du caractère de Jane Austen, ne révèlent presque rien sur son « moi » intime. Ce sont des entretiens familiers avec un être cher pour lequel elle n’a point de secrets ; elle n’a donc pas besoin de parler de sentiments qu’elle sait connus et partagés. De Jane à Cassandre d’ailleurs, aucune assurance d’attachement est nécessaire. Leur mutuelle affection est de celles qui, trop entières et trop complètes pour se traduire en paroles, s’expriment à chaque heure et dans chaque action. Mais ce que la parfaite intimité des deux sœurs les dispense de se dire, apparaît dans quelques lettres, écrites de 1814 à 1816 et adressées à une nièce, Fanny Austen-Knight, où l’on trouve ce que les lettres à Cassandre avaient seulement permis de deviner. Toute la délicate tendresse, toute l’affection solide et loyale dont elle était capable se révèle dans ces trop rares pages où Jane Austen semble avoir mis le meilleur de son esprit et de son cœur. On voudrait citer en entier certaines de ces lettres, si justes de ton, si jolies d’allure, où le jugement le plus pénétrant se pare de grâce spirituelle, de fine et légère ironie. La jeune fille à qui elle écrit lui a demandé, comme à une sœur aînée, de l’aider à prendre une grave décision : Doit-elle accepter ou repousser les avances d’un soupirant ? Trop clairvoyante