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Véga soupira : — Sommes-nous loin de la forteresse ?

— Non, déjà nous y voilà, Madame, avant une heure nous arriverons devant la porte.

— Vous connaissez les habitants ?

— Un peu, le maître descend quelquefois à Piatigorsch. Et même, il y est aujourd’hui, je l’ai vu ce matin.

— Ah ! et Madame Olga ?

— Elle ne sort guère. Madame est sûre de la trouver.

Véga se tut, elle mangeait sans y songer, l’esprit ailleurs.

Avec son couteau, elle coupa une tranche de mélèzes et se mit à mordiller l’écorce. Comme c’était amer et résineux !

Après le repas, les voyageurs s’allongèrent sur l’herbe, il fallait laisser à leur monture une heure et demie de repos.

Pendant ce temps, nul ne parla, le guide dormait et les autres songeaient.

La surprise de Madame Olga M… fut profonde, quand un valet de pied vint lui annoncer que deux étrangers, venant de Paris, la priaient de bien vouloir les recevoir un moment.

Elle avait une extrême bonne grâce et se hâta vers ses visiteurs, qu’on avait introduits dans un salon grand, spacieux, gai, orné de plantes superbes.

Très jolie comme les Circassiennes, elle était restée jeune, malgré ses quatre dizaines d’années. La vie saine au grand air l’avait conservée. Elle salua gracieusement les hôtes inattendus.

— Madame, Monsieur, dit-elle en bon français, je suis toujours heureuse d’une visite. J’espère que le motif de la vôtre me fera plaisir.

Véga répondit : — Oui, cela vous fera plaisir, Madame Olga, veuillez donc bien me regarder. Est-ce que je ne vous rappelle rien ?

— Vous ne me rappelez personne, Madame, mais j’aime à vous contempler, votre visage appelle la sympathie.

— Merci, ce visage, vous l’avez cependant déjà vu, Madame.

Je suis de votre pays, même de votre montagne, je suis née au mont Atlow, il doit y avoir 18 à 20 ans.

Voyons, Madame, souvenez-vous de cette petite fille achetée par vous, dont vous fîtes… un garçon.

— Ah !

— Si vous m’avez oubliée, reportez-vous à la marquise Sophia de Circey, votre amie, votre… complice.

— Comment ce passé renaît-il ?

— En moi, Madame, puisque je suis… la petite fille.

— Vous ! c’est vrai, je retrouve vos admirables yeux bruns, votre visage si fin. Oh ! chère mignonne, que je suis heureuse de vous revoir. Venez dans mes bras !

Véga ne répondit pas à cet élan.

— Madame, vous avez changé l’orientation de ma vie, vous avez, pour sauver un fils de roi, sacrifié l’enfant d’un bûcheron. Le résultat n’eut rien de néfaste, vous avez été l’instrument d’un destin, qui devait être ainsi, je ne vous fais aucun reproche, mais dites-moi où est ma mère, mon père, les miens ?

La châtelaine laissa tomber les bras qu’elle avait tendus, elle regarda Daniel grave et silencieux.

— Monsieur est votre mari, sans doute ?

— Non, un ami. Je ne dois pas me marier sans savoir mon origine vraie, Madame, je viens vous la demander.

— Je vous la dirai, mon enfant, votre père est mort.

— De misère ?

— Non, il fut tué par la chute d’un chêne.

— Et ma mère, et mes sœurs ?

— Votre mère vit tranquille dans une isba, tout près d’ici, elle a quelques moutons et ne manque de rien. J’y veille. Vos sœurs sont la plupart à mon service…

— Ici ? Puis-je les voir ?

— Elles sont aux champs, c’est l’époque de la moisson, elles ne rentreront que ce soir.

— Et mes frères ?

— Ils sont soldats.

— Ah ! tant mieux. Ils sont tous soldats ?

— Vous n’en avez que deux. Vos autres sœurs sont placées à Piatigorsch, je vous donnerai leur adresse.

— Merci, voulez-vous m’indiquer le chemin de l’Isba ?

— Je vous y conduirai.

— Non, je préfère être seule.

— Pourquoi, chère enfant, me semblez-vous hostile ?

— Je ne suis pas plus hostile envers vous, que je ne le serais envers une pierre du chemin qui m’aurait fait tomber, mous avez été l’instrument du destin, je vous le répète, vous ne pouvez que m’être indifférente.

— Si j’en juge par l’apparence, je vous lançai cependant vers une voie favorable.

— Ceci est une affaire d’appréciation, Madame, je suis seule juge ; et à présent, apte à mener moi-même mon bateau… Je serais désolée d’abuser de vos moments, j’ai fait beaucoup de chemin pour vous rejoindre, maintenant mon but est ailleurs.

— Mais, reposez-vous, acceptez une tasse de thé.

— Rien. Je veux aller à l’isba. Comment s’appelle ma mère ?

— Marfa Strongnief.

— La seule chose que je vous demande, Madame, c’est d’indiquer à mon guide le chemin à prendre. Adieu, Madame, vous ne pensiez pas me revoir, ce sera probablement la dernière fois.

Véga se leva, et s’inclinant avec une froide politesse devant la châtelaine, sortit toujours accompagnée de Daniel.

— Je vais faire ce que vous souhaitez, mon enfant, dit Olga avec un peu de tristesse, je ne crois pas cependant avoir mal agi vis-à-vis de vous.

Tous sortirent dans la grande cour emplie de fleurs, ils franchirent le pont-levis. Véga, pendant que Madame Olga parlait au guide, regarda les murs hauts, épais, percés de meurtrières, les grands murs le long desquels on avait descendu jusqu’aux douves l’enfant qu’elle remplaçait.

Un Prince encore celui-là ! Et Véga sourit en elle-même.

— Moi pauvre petite bûcheronne, je me rencontre toujours avec des fils de roi !


L

De mystère en secrets

Quand la porte fut refermée derrière eux, Daniel dit :

— Véga chérie, vous souffrez en votre cœur.

— Oui, c’est vrai, Daniel, et toute ma souffrance découle de vous. Je vous aime, vous le savez, je voudrais être vôtre et tout nous sépare. Si j’étais restée l’enfant de la forêt, je ne souffrirais pas et ne vous ferais pas souffrir, car nous nous ignorerions.

— J’aime mieux vous connaître.

Ils marchaient à pied le long d’une sente étroite, les chevaux suivaient le guide à la file, tranquilles, las, vieux.

Le silence était retombé, chacun pensait en lui-même, le guide sifflait entre ses dents. Ils marchèrent une heure environ, puis l’Isba se dressa devant eux, adossée à des chênes. Sur le seuil, une femme assise brodait avec des laines de couleur une étoffe blanche.

Au bruit, elle releva la tête, montra un visage très ridé, traversé par des lunettes, qui éclairaient de bons yeux ternes.

Le cœur de Véga battait… et cependant aucun élan ne la poussait vers cette femme. Elle restait muette, attentive, glacée, l’émotion ne pouvait naître. Elle dit au guide :

— Demandez à Marfa Strongnief si elle se souvient de la petite fille, de sa plus jeune fille et traduisez-nous les réponses à toutes les questions que vous transmettrez.

— Bien, Madame.

Alors le guide parla et la femme répondit, elle aussi ne semblait pas émue, elle offrait aux visiteurs d’entrer chez elle, de s’asseoir, de prendre du thé. Elle s’empressait, accueillante, aimable, encore alerte, malgré l’âge.

Véga entra, elle voulait voir le pauvre intérieur…

Cependant le guide expliquait :