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— Nous apprécierons. J’ai envers toi, moi aussi, un grand devoir de réparation, c’est pourquoi je songe à t’adopter. Le veux-tu ?

— Laissez-moi un peu réfléchir. À tout prix, avant, je veux revoir ma vraie mère… maman ! je n’ai jamais prononcé ce mot… avec conscience de sa douceur.

— Écoute la suite de mon récit. Pardonne-moi… tu fus l’instrument providentiel qui épargna un crime, tu as droit au bonheur.

Quand Régis t’eut remise aux mains des Compagnons, il se hâta de regagner le continent. Il savait que l’erreur reconnue, il serait condamné et exécuté sans merci. Lui faisait aisément le sacrifice de sa vie, moi pas, je voulais garder l’homme que j’adorais… je l’emmenai aux Temples de l’Hymalaya où je pus pénétrer par suite de mon initiation aux mystères hermétiques. Là, Roger était en sûreté, nul au monde, sauf les initiés, ne connaît l’entrée des défilés magiques.

Roger, admis au premier degré d’initiation, se soumit pendant plus d’une année à l’entraînement spécial de pensées, d’occupations, d’attitudes qui devait modifier ses traits…

— Quoi !

— Oui, la physionomie est le reflet intime, chaque ride marque un sentiment, révèle un désir, une peine ou une joie. La physionomie est le miroir de l’âme. Or, Régis astreint à s’abstraire sur les idées imposées, à s’occuper manuellement et intellectuellement de travaux appropriés au but poursuivi, nourri avec des aliments qui modifiaient le pigment de la peau, des cheveux, de la barbe, etc…, soumis à des exercices qui développaient certains de ses membres, fut peu à peu transformé. Quand les Mages me le rendirent, il était méconnaissable, sa voix seule, ainsi que tu l’as remarqué, n’a pu changer, mais étant devenu beaucoup plus large du torse, il paraît plus petit, ses cheveux sont bruns au lieu d’être blonds, son teint olivâtre au lieu d’être clair. Ses yeux plus enfoncés sous l’orbite sont plus sombres, son nez est devenu aquilin par une greffe habile, sa bouche plus sérieuse, son menton à fossette… bref, c’est une autre incarnation.

Devant le monde, j’ai joué le rôle de veuve et un jour j’ai épousé, devant tous, mon cousin Roger de Bellay dont nul n’a soupçonné la véritable identité.

— Quel roman ! Madame, vous avez raison, fit Véga pâle et glacée, il y a des histoires vraies qui semblent des contes… et que peut-être il vaut mieux ignorer.

Sophia enlaça la jeune fille et la tenant de son bras libre chaudement appuyée sur son cœur :

— Tu es ma fille, Véga, est-ce que cette confidence ne te montre pas toute ma tendresse, tout mon désir de réparation ?

— Je veux aller retrouver ma mère ! s’entêta la jeune fille.


XLII

Adieu

Pour la première fois de sa vie Véga ne put s’endormir avec son beau calme d’oiselle.

Elle songeait à la forêt profonde… où erraient les siens presque mourant de faim, elle songeait à sa triste enfance. Vraiment, comme les oiseaux, on l’avait jetée hors du nid… Et pourtant elle voulait aller embrasser sa mère, tant la force des liens d’âme est vraie !

Puis elle glissa au rêve : Daniel, Aour-Ruoa, le prince vigneron, tous l’entouraient, l’attachaient à eux par des liens très doux de soie pour paralyser ses ailes, l’empêcher de fuir vers les monts du Caucase, où elle apercevait un groupe d’êtres, maigres et pâles, qui lui tendaient les bras…

Au jour, elle s’éveilla les yeux en larmes. La chambre où elle dormait donnait sur la mer ; rustique et propre, cette pièce ne contenait que l’indispensable, aucun luxe.

Véga, brisée, courut se plonger dans les vagues, elle nagea jusqu’à l’Arcadia, grimpa à bord avec la facilité souple qu’elle possédait pour tous les exercices.

Les matelotes travaillaient, on pourrait appareiller à la marée du soir.

La matinée se passa en occupations diverses à bord, puis la jeune fille revint à terre, elle avait voulu un peu s’isoler, se ressaisir, penser, et maintenant elle revenait vers ses amis, très douce, comprenant qu’elle avait été l’instrument de la Providence et que ceux qui s’étaient servis d’elle avaient dû être aussi d’aveugles instruments, des machines actionnant le jouet.

Et, en son âme juste, elle déduisait : Que leur dois-je ? — Rien, je les ai servis. Même Cléto Pisani m’a employée pour ses expériences, même Aour-Ruoa s’est intéressé aux succès de ses études à travers mon cerveau. J’ai été celle à qui on a enlevé le « sentiment de la peur ». Celle qu’on a lancé dans l’airX avec un appareil curieux, fragile, peut-être… mortel.

Pour Daniel seul, j’ai été l’amie. Daniel seul a eu pour moi un sentiment désintéressé. Je veux rejoindre Daniel. N’est-ce pas lui le naufragé ? Celui que la Stella Negra recueillit attaché à une planche. Ceci je dois le savoir, puisqu’un inconcevable aveuglement m’a fait prendre un prince pour l’autre. Je vais aller à Kee-Taown, la ville anglaise, là j’enverrai des câblogrammes et aurai le temps d’avoir mes réponses avant l’achèvement des réparations de mon bateau. Allons vers Sophia, puisqu’elle se croit envers moi un devoir, puisqu’elle dit m’aimer, moi fille de bûcheron ! acceptons les dons de tendresse, comme ma mère accepta les dons d’argent.

Véga se rejeta à l’eau pour gagner la grève.

Subitement, son jeune cœur avait mûri, elle avait entrevu la vie, son but, son égoïsme, elle avait perdu le bandeau de confiance, d’insouciance, les écailles venaient de tomber de ses yeux.

Vite elle alla changer de costume.

Myriem restait seule dans la case, ses hôtes étaient tous au jardin où ils attendaient le déjeuner.

— Bon, dit Véga, je vous aide, Myriem, toutes mes sœurs sont servantes, je puis les imiter.

— Pourquoi n’es-tu pas venue vers moi plus tôt, chère enfant, mon récit t’a donc affligée ? demanda Sophia dès qu’elle aperçut la jeune fille.

— Oui, Tia, je continue, tu le vois, une ancienne habitude, car je devrais t’appeler « Madame la Baronne ».

— Tais-toi, petite ingrate, veux-tu me faire regretter ma confiance ?

— J’ai mal dormi, beaucoup pensé. Je ne veux pas que tu m’adoptes, je ne veux pas vivre avec toi ni avec Cléto Pisani. Ces hommes de la Stella Negra m’ont appris un métier… peu encombré encore, mon sport est unique. Eh bien, avec cette science, je gagnerai assez d’or pour relever ma famille, mettre tous les miens à l’abri de la misère.