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— Ne t’occupe pas du passé, ma petite fille, ton présent est meilleur. Vis-le sans souvenirs. À quoi bon, les souvenirs sont tristes, ils laissent toujours des regrets, regrets d’un bonheur passé, ou renouveau d’une peine.

— Je voudrais connaître ma patrie, ma famille.

— Ta patrie ?… la terre. Ta famille ?… ceux qui t’ont montré de la tendresse. Tu es jolie, superbe de santé, de force, d’intelligence, qu’importe la graine d’où tu naquis.

— Il y a donc derrière moi une honte, un crime, une faute, pour que tu parles ainsi. La graine inconsciente peut ne pas se soucier de l’arbuste dont elle tomba, l’oiseau peut oublier son nid, mais l’enfant qui a une âme, un cœur, veut savoir de quelle source il vient, quels bras l’accueillirent, quel baiser le premier caressa son front

Même s’il y a une détresse à mon origine, un mal, je veux le savoir.

— Il n’y eut ni mal, ni faute, ma chérie, il y eut de la misère, c’est pourquoi je t’adoptai…

— On me vendit…

— Tes parents étaient pauvres, et ils étaient nombreux. Ils ne furent pas coupables, je t’en prie, Véga, n’approfondis pas une chose pénible pour nous deux.

— Tia, tu es fatiguée, remettons à plus tard cette révélation, ne repousse pas ma prière, regarde en toi. Tia mia, à ma place, tu voudrais savoir, n’est-ce pas ? Je suis fille de pauvres gens, que n’importe, j’ai de l’or, je leur en donnerai, où sont-ils ?

— Je te conduirai à eux. Pour le moment songeons à la mission dont je suis chargée ici et qui est si importante.

— Ah ! oui, le Prince.

— Quoi, tu sais ce mystère ?

— Presque. Il était mon ami… j’étais partie avec sa mère pour venir le joindre.

— Ah ! et où as-tu connu sa mère ?

— Dans les Pyrénées, sais-tu où elle est en ce moment ? as-tu de ses nouvelles, Tia ?

— La dernière fois que j’en eus ce fut à Madère.

— Elle m’attendait à Saint-Sébastien.

— Elle ne parlait pas de toi. Elle était, en effet, à Saint-Sébastien.

— Moi aussi je lui ai câblé de Madère.

— Et lui, le Prince, il est ici ? Quel bonheur de le revoir !

— Comment le connais-tu, petite Véga ?

— Je l’ai connu à Paris, il est si bon, si noble, si chevaleresque.

— Je ne savais pas qu’il fut allé à Paris.

— Évidemment, il ne contait pas ses projets, il voyageait incognito, il était poursuivi par de tels ennemis ! Comment s’est-il réfugié ici ?

— Après l’horrible blessure faite par un naturel Cafre, il tomba et fut laissé pour mort. Seulement la destinée du dernier descendant du trône de France était sauvegardée, un Essénien passait avec son chameau, il trouva ce blessé que découvrit son chien. Il pansa ses plaies. Tu sais que les Esseniens sont des médecins, il le mit ensuite sur son chameau, puis dans sa pirogue et l’amena ici.

— Il ne m’a jamais conté cela, il me parla de sa jeunesse, de ses études en Autriche.

— Il y alla en effet avant de partir pour l’Afrique, il était l’ami du pauvre archiduc Rodolphe d’Autriche.

— Oui, il dut même quitter Vienne à la suite du drame de Meyerling.

— Quelle chose bizarre, Véga, que tu sois mêlée à toute cette histoire.

— Je trouve étrange, moi, que tu le sois aussi, Tia.

— Je ne t’aurais pas retrouvée sans la lettre de toi que j’ai prise, chez don Antonio Talavera, avec une autre de la mère du proscrit.

— À quelle époque étais-tu à ce château ?

— Il n’y a guère plus d’un mois, fit Véga en riant sans s’expliquer davantage. Tu n’as pas idée des aventures qui me sont arrivées depuis que je suis venue en France, au commencement du printemps.

— Je pense que les miennes ne le cèdent en rien…

— Tu es partie sur ton yacht il y a un mois, toi aussi, Tia ?

— Je suis partie de Biarritz, nous avons d’abord longé la côte où, premier incident, nous avons recueilli à bord un homme qui s’était élancé d’une fenêtre dont il avait dû scier les barreaux.

— Un prisonnier ?

— Sans aucun doute. Il s’échappait d’un château fort comme il s’en trouve encore quelques-uns sur cette côte. Il tomba à la mer d’une hauteur énorme, se blessa assez grièvement, nous le hissâmes à bord, mais il jouait de malheur, car notre pauvre yacht fut coulé par un torpilleur dans les eaux de Kronitz…

— Nous fûmes sauvés, Roger et moi, par ton cher Cléto Pisani. Que devint l’évadé ?… je l’ignore.

— Peut-être le sais-je. On recueillit à la Stella Negra un naufragé attaché à une épave.

— Encore un mystère ce personnage énigmatique…

— Il ne vous dit pas son nom quand vous le reçûtes à bord.

— Il ne pouvait presque rien dire, la commotion qu’il avait éprouvée en tombant de si haut avait un peu brouillé ses idées.

Ensuite il resta bien peu près de nous, deux jours plus tard, nous coulions…

Miriem s’approchait des deux amies.

— Voulez-vous, Madame, demanda-t-elle à Sophia, que je vous aide à marcher jusque dehors. L’air pur vous rendra des forces. Votre mari descend par les lacets de la colline. Il sera ici dans quelques minutes, voulez-vous venir l’attendre au jardin.

— Bien volontiers, Miriem. Je suis très solide… à part ce bras… Viens, Véga, mon enfant, comme l’air est doux et parfumé ici.

— C’est la Nouvelle Atlantide !


XXXIX

Cincinnatus moderne

Quand Sophia fut assise à la grande clarté du jour sur un banc de gazon, Véga vint s’installer à ses pieds. Son jeune et charmant visage levé sur celle dont le souvenir avait toujours hanté ses rêves, elle dit :

— Tia mia, ton mari descend vers nous, vois comme sa silhouette se découpe bien sur cette pente en lacets, dans quelques minutes, il sera ici et je lui donnerai ma place près de toi, je monterai d’où il vient. Je veux aller voir mon tendre ami, notre héros, notre Prince. Je l’aime de tout mon cœur ; il est si noble et si beau !

— Tu as raison, mignonne, il est digne d’inspirer l’amour et le dévouement. Il est évident que tu as à remplir près de lui une mission, puisqu’à travers de tels obstacles, tu as pu le rejoindre.

— Je le crois aussi. Je n’ai jamais eu une existence ordinaire, Tia, depuis le jour où tu m’as achetée… ; dis-moi si ma mère vit encore ?

— Je ne sais… il faut vraiment que le lien du sang ait une grande puissance, pour que, après tant d’années et sans que personne t’ait jamais parlé des tiens, tu y aies pensé toujours. Je vois que tu souffres, pauvre petite, de ton ignorance ; je te dirai donc, ce soir, toute ton histoire, ton origine, à toi, n’a rien de mystérieux, une chance t’a souri, à travers un grand danger… sois encore patiente quelques heures, je dois consulter mon mari avant de parler, parce qu’il y a des secrets qui sont nôtres, mêlés au tien…

— Oh ! tu peux avoir confiance en ma discrétion.

Les deux femmes se regardaient avec une infinie douceur. Au milieu de cette végétation merveilleuse et bienfaisante, elles paraissaient en leur élément, pleines de charme et de bonté.

— Ici, disait Sophia, il n’y a aucune mauvaise herbe, parce que, née depuis peu, cette terre n’a subi aucune importation nuisible.