Page:Anjou - Véga la Magicienne, 1911.pdf/46

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Voilà qui est exquis pour un déjeuner, se dit-elle, quand elle fut rassasiée, il me manque le croissant doré et la serviette, mais la table est quand même abondamment servie. Le berger me regarde avec stupeur. S’il a ouï parler quelquefois des vampires, il doit y penser.

Après une dernière et délicieuse lampée, l’oiselle s’envola.

Le pâtre, tombé tout de son long sur l’herbe, l’esprit bouleversé, ne savait s’il avait vu un ange ou un diable, car les premiers ont des ailes pour monter vers le ciel, et les autres des griffes pour creuser les gouffres où ils descendent.

L’oiselle nageait dans les rayons de soleil, c’était toujours la chaîne sans fin des monts aux têtes blanches. Dans les vallées, de rares villages s’étalaient, elle essayait de pointer vers l’ouest, mais une brise tenace, venant de la mer, la jetait dans le sens longitudinal des Pyrénées. Elle montait, descendait, cherchant un courant et elle ne pouvait y parvenir. Épuisée, elle dut encore atterrir, le soleil au zénith disait midi.

Elle s’abattit sur un chêne, dans une région où les sapins se mariaient aux chênes verts, elle se cala sous les feuilles pour dénouer sa carapace qu’elle craignait d’abîmer, la plia avec soin et s’aidant des mains, descendit le long du tronc.

Elle devait être d’une extrême prudence, éviter les villages, les regards et les explications. Mais il n’y avait personne à cette altitude, elle put s’étendre sur la mousse et se rafraîchir de quelques fraises sauvages. Malgré son énergie vaillante, elle était épuisée.

Sa situation n’était pas aisée, elle le sentait. Sans guide, sans boussole, sans autre point de repère que la direction du soleil, qu’elle savait devoir suivre vers le couchant pour gagner la côte où se plaçait Saint-Sébastien.

Elle n’avait pas d’argent, elle n’en pouvait avoir, le moindre poids en sus de celui calculé aurait un résultat désastreux pour son envol. Elle n’avait pas non plus de costume ; or, se présenter drapée dans ses ailes causerait un effet extraordinaire…

Son plan était de gagner l’hôtel d’Espagne, où son amie devait être descendue, où elle devait l’attendre, et d’y entrer par la fenêtre.

La séparation rapide des deux femmes n’avait permis qu’un trop court dialogue et Véga regrettait vivement de n’avoir pas dit à madame Angela de mettre un signal à sa croisée.

Sans doute, elle le comprendrait d’elle-même, cependant… une autre que Véga se fut découragée, mais la brave créature ignorait toutes les craintes et possédait toutes les endurances.

Elle avait très faim, elle se consola en buvant au ruisselet qui découlait des neiges, en cherchant les rares fraises mûries à ces hauteurs.

— Comme la nature est peu bienveillante pour nous, humains, se disait-elle, elle favorise les animaux qu’elle habille et nourrit, et nous — son chef-d’œuvre — elle nous laisse pour tout bien l’intelligence, la pensée aussi, c’est-à-dire, devant l’impossible, le moyen de mieux apprécier la souffrance.


XXXI

L’oiseau cambrioleur

L’abattement de Véga se fondit dans le sommeil. Quand elle s’éveilla, elle était plus forte, bien que sa faim fût intense.

Le soleil déclinait, elle pensa qu’elle devait s’élancer à sa suite… elle partit.

Une zone de vent très favorable la jetait vers l’Ouest, elle n’avait aucune lutte à soutenir, mais à se laisser porter presque sans mouvements. Malheureusement, le courant restait très bas, il rasait les cimes. Elle paraissait nettement projetée en noir, sur le ciel rouge.

D’un village, on aperçut cet animal apocalyptique qu’elle représentait ; on cria, on s’assembla, les uns jetèrent des pierres dans sa direction, bien inutilement, mais des hommes apportèrent des fusils, Véga entendit des plombs siffler autour d’elle.

Brusquement, elle dut faire un bond hors de portée, une trouée dans sa carapace la précipiterait fatalement.

Plus haut, elle perdait le courant atmosphérique menant au but.

Elle tournoya, et comme un nuage assez bas planait, elle s’y cacha.

La nuit venait. Au-dessus d’un clocher, elle entendit tinter la cloche de l’Angelus, où donc était-elle ?

Elle quitta le nuage protecteur, le village restait au loin, de nouveau elle voguait au-dessus du désert des pics.

Bientôt, au milieu d’un plateau étroit, elle aperçut un château féodal. Elle tressaillit :

— Ah ! la prison de Daniel peut-être ?

C’était une masse sombre hérissée de tours, d’une fenêtre venait un jet lumineux. Donc, le château recelait des hôtes.

Elle se laissa tomber sur un créneau. Le crépuscule se noyait dans l’ombre, un silence absolu régnait.

Elle sauta sur la plate-forme d’une tour.

Une porte s’ouvrait sur un escalier sombre qui devait conduire aux étages inférieurs.

Véga, ses ailes serrées autour du corps, avançait sans bruit, au milieu de la solitude. Sûrement, il y avait peu de monde dans la maison, puisqu’elle ne percevait pas un bruit de voix.

Cependant, il était fort imprudent d’avancer ainsi.

Il fallait attendre que les habitants soient couchés pour visiter l’intérieur. Elle revint à la terrasse.

Une cloche au-dessus d’elle sonna dix coups.

Presqu’au même moment, le jet de lumière de l’étage inférieur s’éteignit, une porte battit dans le couloir proche de la tour.

— Bon, se dit Véga, c’est le signal du couvre-feu, mon heure à moi va sonner.

Elle s’enleva de nouveau, passa par dessus le toit, afin de plonger ses regards dans la cour intérieure.

Celle-ci était silencieuse, déserte. L’oiselle revint à la plate-forme, elle souffrait d’une faim terrible. À part un peu de lait et quelques fraises, depuis quarante-huit heures, elle n’avait rien mangé de solide.

Cet état la rendit audacieuse. Elle eut le courage d’entendre sonner onze heures, puis elle se glissa dans l’escalier.

Il était recouvert d’un tapis, une rampe d’un côté, le mur de l’autre, aidaient la jeune fille à se diriger dans l’ombre. Un large palier faillit la désorienter ; heureusement, par une fenêtre haute, un peu de clarté d’étoiles luisait.

— Ah ! pensait Véga, si seulement j’avais les lunettes d’Aour-Ruoa, mais elles sont à Val-Salut.

Elle reprit sa descente, ce qu’elle voulait, c’était manger.