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— C’est impossible, mademoiselle, riposta Wilhem, il faudrait beaucoup de monde et beaucoup de force pour lancer de pareilles pierres et des branches de ce calibre…

— C’est bon, je vais partir en exploration.

Ce disant Véga se livrait à l’acte étrange de retirer sa jupe, ses bottines, son corsage, de dénouer un long fuseau de cuir suspendu dans le filet et d’en sortir, avec précaution, son appareil d’aviation.

Sa compagne la regardait agir avec surprise.

— Ne vous inquiétez pas, madame, je vais aller voir ce qui se passe là-haut. Stoppez ici en attendant.

Sans plus d’indications, la jeune fille s’inséra aisément dans « Lady Bird » et montant sur le bord extrême du précipice s’envola.

Mme Deblois n’en pouvait croire ses yeux.

L’oiselle montait, à présent elle se dessinait noire sur la neige éternelle, elle planait lentement, gênée par la lourdeur de l’air, puis elle disparut derrière une cime.

Silencieux, les regards aux nuages, ses trois compagnons la suivaient de toute l’intensité de leur pensée.

Une demi-heure à peine s’écoula et le gros oiseau sombre réapparut, les ailes étendues d’un lent mouvement, il atterrit sans bruit, se replia sur lui-même, secoua les gouttes d’eau glissant sur ses membranes et finalement quitta sa carapace.

— Mon enfant ! dit Mme Deblois, mal remise de son effroi, quel être spécial vous êtes !

— Une hybride… voyez comme il est aisé de suivre mes routes, Wilhem, aidez-moi à replier l’appareil, à le sécher. Léonard, mettez bien vos freins, calez la voiture en arrière solidement, nous allons avoir un bel orage. Il s’accumule sur la mer et le suroua[1] le pousse.

— Le ciel est clair au-dessus de nous, l’averse est passée.

— Oui, seulement, mon ami, si vous étiez marin, vous sauriez qu’un grain de marée se devine à l’avance, moi j’ai vécu dans une île… avant une heure, nous serons en pleine tempête.

— Si on retournait…

— Impossible, objecta Leonard, je ne puis tenter le moindre virage ici ni faire machine en arrière dans cette pente !…

— Alors chargez la voiture avec des pierres, accumulez-en en arrière des roues. Hâtez-vous, le nuage cuivré court vite, il est très bas, il va venir s’écraser contre la Maladetta, en plein sur nous. On entend déjà un roulement sourd, écoutez.

C’était un bruit continu à cause des échos, un autre signe de perturbation atmosphérique se montrait dans la nature : les arbres courbaient leurs branches, les oiseaux ne chantaient ni ne volaient, l’air avait comme une odeur d’algues apportée par une brise chaude.

Les deux hommes travaillaient, Véga remonta dans l’auto, se vêtit convenablement

— Qu’avez-vous vu ? demanda sa compagne.

— Beaucoup. D’abord cette chute de pierres est due à la fonte des neiges, le sol mollit sur les pentes, des lambeaux de terrain sont arrachés par leur propre pesanteur et entraînent des arbres aux racines peu profondes et des roches. Nous sommes dans un mauvais passage, à une mauvaise saison.

— Nous pouvons être submergés par l’eau, la boue, les roches.

— Évidemment. Mais ce talus de pierre dure nous garde un peu ; la projection des débris en chute devra passer par-dessus nous. En tout cas, cette attaque n’est pas due à nos ennemis et j’aime mieux cela.

— Vous n’avez aperçu aucune trace de…

— … Personne. Après ce défilé, la route devient praticable ; malheureusement, je n’ai pu relever aucune trace de roues, le sol est couvert de mousse et d’aiguilles de pins. Ces montagnes sont sauvages, abruptes, nulle part je n’ai vu apparence de château fort. Il y a seulement une ancienne tour du télégraphe, en ruines, au sommet de laquelle je me suis reposée. Le château dont parlait le Barbentan n’est certainement pas ici. Nous sommes peu loin de la mer, votre idée est peut-être plausible, un embarquement…

Elle s’arrêta la voix coupée par le bruit formidable d’un coup de tonnerre, presque aussitôt une avalanche tourbillonna et vint s’aplatir au bord du sentier où elle oscilla avant de se jeter dans le gouffre. La voiture n’éprouva que quelques éclaboussures.

Mme Deblois avait monté les panneaux du bois des fenêtres et le jour terne ne venait plus que de l’avant où les deux valets se tassaient.

— Si nous profitions de l’arrêt pour dîner, dit Véga que rien ne troublait.

— Attendons la fin de cette crise.

— Pourquoi ? Au lieu de regarder le danger, ce qui n’avance à rien, puisque nous ne pouvons le fuir, occupons-nous à quelque chose. Il est quatre heures environ, depuis je ne sais plus quand… nous n’avons rien mangé ! Allons, Wilhem, débouchez du champagne, ce sera une réponse au tonnerre.

Wilhem, un peu pâle, obéit et le bouchon sauta dans un fracas inouï. Véga seule riait. Elle leva d’une main ferme sa coupe :

— À Daniel ! quand on brave de tels obstacles pour marcher au succès, on réussit. À vous aussi, madame ! Ne soyez pas triste, croyez-moi, parce que, voyez-vous, le malheur va où on l’attend. Les semblables s’attirent. Buvez et acceptez cette jolie petite sandwich fourrée de salade russe.

L’incroyable assurance de la jeune fille en imposait à ses compagnons, et, pendant cet orage effroyable où ils ne pouvaient s’entendre, où ils étaient aveuglés par les éclairs, ils vidaient les coupes de champagne et dégustaient les viandes à la gelée, les fruits. Et cela leur donnait du cœur, du courage, malgré les terribles secousses. Un gros quartier de roche vint effleurer l’avant du moteur en même temps une pluie diluvienne s’abattit, coulant en cascade au flan du mont, le long du sentier, balayant les terres, ravinant les passages.

— Voilà qui est complet, mais c’est la fin, dit Véga, en remettant en ordre le couvert. À présent, nous allons travailler, il faut déblayer nos roues.

Une heure après, un peu blessée, lente, par bonds, l’auto montait péniblement le long du col de la Maladetta.

— Je pense que les touristes de la vallée, avec leur installation de bohémiens, ont dû être arrosés, observa Véga. Je pense aussi, Madame, que vous pouvez être souvent reconnue par vos anciennes relations.

  1. Vent du sud-ouest.