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Le geste de la jeune fille avait entr’ouvert son manteau et, sous l’étoffe claire, apparaissait le contour charmant de ses formes assombries du maillot noir. Elle n’y songeait nullement, étant à l’aise en sa naïve sécurité d’enfant très chaste, elle élevée au milieu d’hommes.

Le valet de pied criait « porte » et une lourde grille en façade sur l’avenue du Bois, s’ouvrait livrant passage à la voiture qui vint s’arrêter au bas des quelques marches donnant accès à une véranda décorée de myrtes et de palmiers. Les trois arrivants descendirent et tout de suite Véga s’élança à travers le large escalier en criant :

— Je vais quitter mon costume d’oiselle. À tout à l’heure.

— Hâte-toi, ma mignonne, car il faut dîner vite afin que je puisse partir, répondit l’Italien.

L’enfant disparut à l’étage supérieur ; les deux hommes entrèrent dans une pièce donnant sur le jardin, aménagée en fumoir. Le comte de San Remo montra du geste un fauteuil à son hôte et une coupe emplie de cigares. Celui-ci prit l’un et l’autre, puis :

— Écoutez-moi, compagnon, — vous me permettez, n’est-ce pas, de vous appeler ainsi puisque vous faites partie maintenant de la Société secrète « des Compagnons de la Stella Negra » dont je suis le chef.

— Certainement et je me sens très flatté d’une appellation qui consacre mon admission dans une société puissante et admirable. Bien qu’à dire vrai, embauché par mon ami le duc de Naintré, au cours d’une croisière à bord de son yacht, je ne sois pas encore très au courant des devoirs que j’ai acceptés.

— Ils sont simples, consistent uniquement à obéir aux mots d’ordre que nous vous transmettrons lorsqu’un événement politique important devra être dirigé dans le sens de nos idées.

— Qui sont la fraternité et la justice dans l’égalité libre.

— Absolument. Maintenant, cher compagnon, à mon tour de vous poser quelques questions que vous me pardonnerez, j’espère, en faveur de mon but et au moment de vous confier mon enfant bien-aimée.

— Je vous comprends et suis tout à vos paroles.

— Notre « Compagnon », le duc de Naintré, vous a présenté à notre Conseil de l’ordre, répondant de vous, et notre confiance en lui est telle que nous n’avons exigé d’autres formalités de votre part que la prestation du serment et la satisfaction aux épreuves de courage, d’endurance et de volonté que vous avez subies avec une admirable énergie.

— Je ne suis pas assez attaché à l’existence pour craindre de la perdre, je suis seul au monde, je me sens inutile, je n’avais donc pas la moindre appréhension en face de ces périls dont au fond de moi-même je sentais seulement l’apparence.

— Ah ! non, détrompez-vous. Ces dangers sont réels, plusieurs adeptes, mal équilibrés, mal résolus, ont échoué ; l’un est devenu fou d’épouvante, l’autre a trouvé la mort par suite d’une maladresse dans l’exercice des épées flamboyantes où vous avez été admirable de sang-froid[1].

— Un jeu. Passons.

— Pour garder une jeune fille, la bravoure est sans doute utile, mais ce n’est pas la plus essentielle des vertus que je crois devoir exiger de vous.

San Remo sourit.

— Je vous devine. Mon honneur est au-dessus même du plus ardent désir. Je vous jure d’être pour votre pupille ce que vous êtes vous-même : un père.

— Le rôle sera difficile, je le crains. Véga arrive à l’âge où inconsciemment elle se révèle femme, elle n’a pas l’ombre de coquetterie, elle ignore tous les artifices, mais n’en reste que plus dangereuse, parce que justement elle agit selon la nature.

— L’homme qui en abuserait serait un misérable.

— Oui… et encore, un entraînable peut-être… un homme tout simplement.

— Selon la nature lui aussi. Tranquillisez-vous. Si votre Véga est une petite sauvage, je suis, moi, un civilisé très maître de moi et je puis répondre, sinon de mon cœur, du moins de mes actes.

— L’aimez-vous déjà ?

— Elle est attirante, elle paraît avoir une âme prenante. Que vous est-elle ?

— Rien. Mystère. Je n’ai pu découvrir aucun indice sur sa naissance…

— Ah ! quelle analogie ; hélas ! je partage son sort ; le plus angoissant des problèmes est bien celui des origines.

— L’enfant le porte allègrement, je vous assure, mais je n’ai pas le temps de vous conter ce que je connais d’elle, vous pourrez l’interroger, elle en sait juste autant que moi. Revenons à vous. Vous vous êtes engagé dans notre « ordre » par amour de vos semblables souffrants et opprimés.

— À dire vrai, mon but fut autre. Je vous l’ai dit : j’étais affamé d’occupation, perdu dans le monde, il me fallait un intérêt.

— Vous possédez une grosse fortune ?

— Oui. Elle me vient de ma mère que je ne connus même pas.

— Et votre père ?

San Remo courba le front sans répondre.

— Pardon, fit Cleto Pizanni. Je suis un peu confesseur, je possède tant de secrets lourds ! Les rois, les empereurs, même les grands prêtres des religions sont à ma merci… Le jour où il sera utile d’agir, de jeter sur la face de la terre le germe d’un gros bouleversement je mettrai au jour un ou plusieurs de mes secrets. Croyez bien que peut-être… le vôtre joint par un côté quelconque un des miens. Que pouvez-vous me dire ?

— Tout ce que je sais moi-même et c’est peu…

— De quoi vous souvenez-vous, votre enfance ?

  1. Il est utile pour l’intelligence de cette conversation de rappeler ici en quelques mots, ce que nous avons conté dans nos précédents romans : « L’alchimiste Fédor », « Intuitif amour » et « Maître après Dieu ». Parmi les nombreuses épreuves imposées au néophyte qui veut faire partie de la secte des « Compagnons de l’Étoile Noire », répandue dans l’univers et dont le signe de ralliement est une étoile de diamant noir aux pointes de rubis, se trouve l’exercice des épées flamboyantes. Le candidat est emprisonné en un cercle de douze épées dont la pointe semble flamber, toutes convergent sur sa poitrine nue. Il n’a pour arme qu’un bâton de fer aimanté, il doit trouver le moyen de s’en servir et de se dégager.