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François songeait et il fut soudainement distrait, la porte de son cabinet de travail s’ouvrait doucement malgré la défense faite et un charmant petit garçon de huit à neuf ans se glissait près du Prince, souriant, joyeux.

Il vint simplement, sans souci des distances, mettre ses deux bras au cou du solitaire :

— Parrain, cher parrain !

— Mon petit Xavier.

— On m’a dit que Monseigneur ne recevait pas, mais j’ai pensé que je pouvais bien venir en arrivant embrasser mon parrain.

— Tu as bien fait, mignon, dit François, ému de cette caresse naïve venue à propos dans sa désolation, et il prit l’enfant sur ses genoux.

— Ton père est en bas, mon enfant ?

— Papa a l’honneur d’être reçu en ce moment par « Madame », il lui porte tous les souvenirs envoyés de France.

— Et il y en a beaucoup ?

— Oh ! beaucoup, et pour mon parrain aussi.

— Je verrai cela. Combien arrivez-vous ? Ton père, ton oncle de Lancrel et ta tante, m’a-t-on dit.

— Oui, ma tante Angela, parrain, elle était tellement heureuse de venir à Ritzowa, elle n’a pas encore été présentée.

— Elle vit avec vous, c’est elle qui a soin de toi ?

— Oui, parrain, depuis le malheur qui a pris maman… ma tante Angela la remplace.

— Et tu l’aimes ?

— De tout mon cœur, elle est si douce, et puis jeune, on joue ensemble.

— Elle est la sœur de ta mère. Quel âge a-t-elle ?

— Dix-huit ans. Mon parrain l’aimera.

François sourit. Le bambin était charmant avec ses splendides yeux bleus sous une toison foncée. En deuil de sa mère, le pauvre petit était totalement vêtu de blanc.

Très intelligent, dressé déjà par l’habitude aux usages de la cour, il avait des manières de petit homme. Il posa sa main sur le dos de « Mirette » et la chatte retroussant ses lèvres, étirant ses pattes, eut un mouvement hostile.

— Laisse-là, Xavier, elle ne te connaît pas, elle est vieille et désagréable.

— Pourtant mon parrain l’aime.

— Je l’aime à cause d’un souvenir, une des aïeules de Mirette me rendit un tel service.

— Oh ! parrain, racontez-moi l’histoire, s’écria l’enfant qui, dans le feu de son désir, oubliait de parler comme il convient.

— Un jour, j’avais à peu près ton âge, nous étions à cette époque dans un grand château immense qui a autant de fenêtres qu’il y a de jours dans l’année…

— Trois cent soixante-cinq !

— On le dit. Je ne les ai jamais comptées. Il y avait des sous-sols non moins immenses, où une fois j’allai me perdre en cherchant une nichée de petits minets, que j’entendais miauler par un soupirail donnant sur le jardin. Mon précepteur m’avait laissé un instant la bride sur le cou, je venais d’apprendre l’histoire des premiers chrétiens, je me croyais dans les catacombes et trouvais un infini plaisir à errer au désert sombre des caves.

Cependant, je cessai de rire quand je m’aperçus, après avoir trouvé le nid des jeunes chats dans une vieille caisse au fond d’un caveau, que la lourde porte de ce caveau, poussée par le vent, s’était refermée sur moi. À l’intérieur où j’étais, il n’y avait qu’une serrure dont la clef devait être en dehors et actionner un pêne dont le ressort avait joué. J’étais prisonnier ! Le soupirail, très haut vers le plafond, donnait sur le jardin désert à cet endroit.

J’eus beau crier, pleurer, appeler, nul ne m’entendit, on devait me chercher ailleurs, mais personne ne me devinerait là où je n’allais jamais.

La maman chatte rôdait autour de moi, un trou rond dans la porte massive lui servait de passage, seulement pour moi il était impossible d’y passer plus que mon bras.

Au bout d’un temps qui me parut éternel, une idée lumineuse germa dans mon esprit. La minette deviendrait une messagère, elle allait par tout le château librement, en conséquence, je détachai ma cravate, je déchirai une feuille du calepin où étaient mes notes de classe, et que par bonheur j’avais en poche, et j’écrivis sur le papier ces mots : « Je suis enfermé dans la cave, venez m’ouvrir », puis j’attachai l’avis dans ma cravate et mis le tout au cou de Mirette, puis je la lançai par la chattière.

Peu après, mon précepteur affolé, mes bonnes, des valets, accouraient me délivrer.

— La chatte libératrice ! Oh ! parrain, j’en ferai un devoir de style.

— Si tu veux. À présent, mon mignon, va, je recevrai ta famille un peu plus tard.

— Merci, parrain.

Xavier s’échappa en courant et François qu’une distraction venait d’arracher à lui même, se remit à son courrier.


XVIII

Angela de Val-Salut

Au dîner, dans la grande salle à manger éclairée de hauts candélabres à vingt bougies, il y avait, outre les nouveaux hôtes et les anciens, les deux archiducs d’Autriche Josef et Karl. Derrière chaque convive, un valet en livrée bleu de France se tenait prêt au moindre service.

Les réchauds d’argent massif supportaient les plats et une seule corbeille de fleurs, émergeant d’un surtout en porcelaine de Saxe, ornait la table.

François, qu’aucun espace ne séparait de ses voisines, — il exigeait que sa petite cour ne le traitât pas en roi, mais simplement en prince de souche royale, — causait gaiement avec elles. C’étaient à droite : Madame la duchesse de Rochelune, dame d’honneur de Louise-Thérèse, et à gauche Mademoiselle Angela de Val-Salut. À part « Madame » assise en face de son mari, aucune autre femme n’était présente à table.

Les deux archiducs encadraient la princesse et lui parlaient par gestes et sourires, car l’infortunée, sourde comme le fauteuil où elle trônait, les jambes enveloppées d’une couverture de laine, n’entendait pas un seul mot de la conversation.