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— Certainement, milord, répondit gaiement Véga, aux Pyrénées, l’hospitalité doit être écossaise.

Le repas simple était parfait, la causerie, si bien commencée, dévia sur tous les genres de tourismes, l’étranger, au contact de ses voisins sans doute, semblait par moment perdre un peu de son accent.

Au milieu du repas, Léonard vint dire qu’il avait remplacé son pneu avec sa réserve, mais que celui offert par l’étranger ne pouvait convenir.

— Hé bien, dit aussitôt l’étranger, je vais vous proposer une chose, Monsieur, elle aura, j’espère, l’agrément de Madame. Je suis seul dans mon auto, on y peut aisément tenir quatre, permettez-moi de vous reconduire chez vous.

— Monsieur, ce serait abuser.

— Nullement, je vous assure, je me promène et un but ou l’autre m’est égal, Vous rendrez au contraire service à un vieux solitaire.

— Si j’accepte, Monsieur, vous me ferez le plaisir à l’arrivée de vous reposer quelques jours chez moi à Bagnères-de-Bigorre.

— J’en serai enchanté, Monsieur, voici ma carte, je vous saurais gré de me donner la vôtre.

Ce disant l’étranger tirait d’un portefeuille armorié, dont l’aspect fit tressaillir Véga, une carte portant ces noms : Sir Edwards O’Kelly, esq.

San Remo répondit en tendant la sienne, mais… c’était la première fois qu’il se trouvait obligé de présenter Véga et il ne sut trouver comment le faire sans prêter à l’équivoque, la jeune fille vint elle-même le tirer d’embarras :

— Mon tuteur, dit-elle, avec son aisance parfaite.

— Monsieur, fit de nouveau l’anglais après un salut respectueux, je vais vous demander une chose. Pendant que nos chauffeurs se restaurent, voulez-vous venir avec moi essayer mon auto. Je sais la conduire et vous vous rendrez compte, par vous-même, de la possibilité d’y faire un bon voyage à trois et même à quatre en comptant le chauffeur. Je suis l’inventeur d’un système qu’on peut manœuvrer de l’intérieur et qui empêche de faire panache, en cas d’accidents en vitesse, comme celui qui vous est arrivé. Je veux, par prudence, vous le montrer au cas où nous en aurions besoin en route. Mademoiselle votre pupille, pendant notre petite randonnée, pourra assister au retour des troupeaux de la montagne ; ici, ce n’est pas le « ranz des vaches », mais la mélopée du « pipeau » est pittoresque.

Véga n’écoutait guère ; elle s’était levée de table, une préoccupation la gagnait : « Ce portefeuille de maroquin vert, cette couronne, mais j’ai vu cela sur la table du Barbentan… Cependant, œ vieux n’a rien du vicomte ni du marchand de vanille. Il faut que j’aille examiner son chauffeur qui dîne dans la salle commune avec les muletiers espagnols ».

Elle alla, les Catalans fumaient en mangeant des oignons, des piments, des olives, des harangades mélangés d’huile, les deux chauffeurs se bourraient de jambon, leur physionomie n’avait rien d’inquiétant. Celui de l’Anglais était correct, sûrement Véga ne l’avait jamais vu.

Elle s’en alla plus tranquille et comme elle n’avait rien à faire, elle monta sur une terrasse dominant le vallon.

De là elle aperçut l’Anglais qui avait dérangé le siège d’avant de son auto afin de faciliter rentrée de la voiture à son invité. Daniel montait, passait au fond, le siège d’avant revenait prendre sa place avec un déclic de ressort assez singulier, puis le milord montait à son tour, très leste pour son âge, et démarrait lentement, virant avec adresse afin de prendre la route de Luchon, elle vit l’essai paisible jusqu’au bout du village, puis, soudain, sa stupeur ne connut plus de bornes, l’auto s’élançant, avec la dernière vitesse, disparaissait en quelques secondes sur la route plane.

Figée sur place, les jambes tremblantes, la jeune fille se voyait impuissante à suivre son ami, comprit une nouvelle machination des terribles ennemis, et elle laissa tomber sa tête entre ses mains en sanglotant.

Sur la route, un peu plus loin, gisaient une paire de favoris blancs et des lunettes bleues montées en or.


XVI

Retour en arrière

Il devient tout à fait indispensable, avant de continuer ce véridique récit, de retourner nos yeux vers le passé, de remonter un peu dans l’histoire contemporaine que nous côtoyions, et d’aller éclairer notre religion à un tournant de route, où durent s’arrêter plusieurs de nos héros.

Il faut se reporter au temps où l’Empire florissait en France, où l’exposition de 1867 venait de finir sur une apothéose, où les souverains étrangers rentrant chez eux songeaient…

Aux Tuileries, on ne songeait pas encore, l’Impératrice s’amusait à plein cœur, inventant mille amusements fous.

La politique ne chômait guère, on riait, on se moquait du sombre Napoléon déjà malade, la Lanterne de Rochefort se passait de main en main mordante et drôle, démolisseuse…

Les partis s’agitaient, comme toujours, en notre bon pays de cabales, on causait beaucoup, on dînait encore davantage, on portait des toasts enflammés au régime souhaité.

Les uns voulaient la République, les autres la royauté et il restait encore les partisans de l’empire.

Le faubourg Saint-Germain, les châtelains s’attachaient aux vieilles traditions, ils demeuraient fidèles amis du drapeau blanc et elles étaient touchantes leurs réunions où l’on écoutait debout et recueilli, lire le dernier message du Roy !

Chez le baron de Barbentan, rue Barbey-de-Jouy, on conspirait très fort — en projets. — Un petit comité de direction s’assemblait tous les dimanches soirs, d’abord autour de la table, puis au fumoir et on pérorait jusqu’après minuit pour bâtir des chimères… hélas !

Chacun à leur tour les membres du « service d’honneur » allaient se remplacer près du Roy qui avait en exil sa petite cour fidèle.

C’est un besoin tellement humain de dépenser son énergie, de faire de soi une activité que toujours il y eut des partis, des petites chapelles encore maintenant après presque un demi-siècle de République, il y a des « services d’honneur » qui s’échelonnent sur des routes étrangères pour aller rendre leurs devoirs aux Princes lointains, si lointains… seulement les Princes n’ont guère envie de revenir, ils se trouvent bien dans leurs richesses tranquilles, hors des agitations troublantes et ils laissent aller… les autres sans conviction.