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— Vous croyez à la malveillance, à l’imprudence de promeneurs ?

— À la malveillance, mon cher, notre situation, les menaces qui nous sont connues autorisent bien cette supposition. Seulement, inutile d’y songer. La peine, rétrospective surtout, n’avance à rien, mettez votre esprit sur une autre voie, mon bon ami.

La route montait après le dernier village, elle suivait le ravin, quelques cyclistes essayaient de grimper sans descendre de machine et faisaient de comiques efforts, l’un d’eux avait posé la main sur le rebord arrière de l’auto… s’aidant de l’élan du puissant moteur. Cachés par la capote, les voyageurs ne le voyaient pas.

Bientôt un pneu faiblit à l’arrière et au même moment l’autre crevait avec un bruit de détonation.

La voiture eut un saut, une embardée qu’heureusement le mécanicien sut enrayer d’un arrêt brusque. L’auto donna de l’avant dans le talus rocheux et s’immobilisa.

— Bon, une panne, fit Véga tranquillement, je vais en profiter pour cueillir des digitales.

Elle sauta à terre, le chauffeur et Daniel avaient déjà regardé le sujet de l’accident et tous deux constataient, avec stupéfaction, que les deux pneus crevés l’avaient été par des balles tirées sans doute à bout portant.

Spontanément, les deux hommes se retournèrent pour regarder aux alentours, mais il n’y avait personne et, seulement très bas dans les lacets, un cycliste descendait les pentes à belle allure.

— Voilà, dit le chauffeur, c’est un sale tour qu’on nous a joué, j’ai bien un pneu de rechange, mais deux !

— Que faire alors ?

— Que faire, Monsieur le comte, répondit Léonard, je reste perplexe ; depuis dix ans que je suis chauffeur-mécanicien, voilà la première fois que semblable aventure m’arrive.

— Peut-on marcher ?

— Non, bien sûr, monsieur le comte, il faut que j’aille avec un bidet quelconque chercher un pneu à Bagnères et encore en trouverai-je ?… où bien que nous marchions sur nos jantes au pas.

Véga, debout sur le bord extrême de l’étroit lacet regardait en bas, suivant des yeux la fantastique descente du cycliste :

— On dirait encore le marchand de vanille… qui ressemble à Barbentan… songeait-elle, est-ce une obsession dont je suis victime ?

— Petite amie, fit câlinement Daniel en passant sa main sous le bras de la jeune fille, voyez comme la déveine nous poursuit, voulez-vous marcher jusqu’au village, le mécanicien va nous suivre comme il pourra.

Alors ils dévalèrent, précédés de leur lourde machine qui allait par son propre poids cahotant sur ses roues flasques, misérable, honteuse, avec accompagnement des imprécations sourdes de Léonard.

Véga dit soudain :

— Daniel, il faut rentrer chez nous. L’idée d’excursion est décidément mauvaise, tenons nous entre nos quatre murs, évitons le feu, l’eau, les voyages et même les visites au Casino. Aussitôt mio Tio de retour, partons avec lui pour la Stella Negra où nul ennemi n’osera nous suivre.

— Vous croyez à l’ennemi, Véga.

— Oui.

— Mais où est-il ?

— Près de nous sûrement.

Quand ils arrivèrent à l’auberge, bien avant leur infortuné véhicule, ils aperçurent une superbe auto, arrêtée devant la porte.

Le chauffeur couché dessous devait arranger quelque chose et le « patron » regardait avec une attention soutenue la direction opposée à celle d’où venaient les… naufragés.

C’était un vieillard, grand, mince, l’air étranger, le visage encadré de favoris blancs, les yeux cachés sous des lunettes teintées de bleu à branches d’or. Il esquissa un salut poli, quand force lui fut de se déranger du seuil pour laisser entrer le comte de San Remo et sa jeune amie.

Maintenant, le soleil descendait, les cimes seules demeuraient éclairées, l’aubergiste venait, affable et empressé, faire des offres de dîner à ses hôtes de passage : — Des truites, des poulets rôtis, des haricots, du fromage et des fraises, Messieurs, meilleur qu’à Paris, tout frais.

— Mais oui, dînons, fit Véga, nous serons même probablement obligés de coucher…

— J’ai de bonnes chambres, Madame, simples, mais propres. Madame peut voir.

— Attendez, rectifia Daniel, si vous aviez plutôt une voiture ou des chevaux de selle…

— Même des ânes, continua Véga, ou une auto, ajouta-t-elle en riant.

— Je n’ai rien de tout cela, ce soir, Madame ; demain, Madame pourra trouver une occasion, il passe beaucoup de monde par ici, on va à Luchon, à Bagnères, à Lourdes.

— À la panne aussi, continua la jeune fille. En attendant, dînons toujours. Est-ce qu’on peut manger dehors ?

— Certainement, Madame, je mettrai une table sous le berceau de chèvrefeuille, ici devant la porte.

Alors il s’empressa pendant que Daniel allait au-devant de sa voiture qui arrivait péniblement, et que Véga s’intéressait à deux petits montagnards, fils de l’aubergiste.

Le chauffeur de l’étranger sorti de sa position sous la voiture, se hâtait vers la fontaine, bientôt suivi de Léonard, et les deux hommes, tout en se lavant les mains, causaient, familiers comme deux bons camarades, Léonard fulminait naturellement :

— Je n’ai qu’un pneu de rechange, expliquait-il.

— Moi, je vous offrirais bien le nôtre de rechange, si mon maître veut et si le calibre convient.

— Demandez donc toujours. On le paiera ce qu’il vaut, votre pneu, acquiesça Léonard, voyant dans cette offre le salut.

Chacun des deux mécaniciens revint vers « son patron » pour expliquer le cas et presqu’aussitôt, le vieillard s’avança, chapeau bas, vers le comte de San Remo et, avec un accent anglais prononcé, dit aimablement :

— Mon mécanicien m’explique, monsieur, le cas extraordinaire qui vous embarrasse. Je voudrais de bien bon cœur vous aider à en sortir. Si mon pneu de rechange peut aller à votre roue, je vous l’offre avec grand plaisir.

— Mille mercis, Monsieur, fit Daniel, si j’acceptais, je vous causerais peut-être un irréparable ennui, car l’accident qui m’arrive peut vous surprendre, il est bien évidemment dû à une méchante intention. Tant de gens ont horreur des autos…

— Si ces messieurs et dame veulent se mettre à table ? vint dire l’aubergiste.

Il avait dressé trois couverts.

L’étranger s’inclina devant Véga.

— Madame, oserai-je prendre place à cette table d’hôte.