Page:Anjou - Véga la Magicienne, 1911.pdf/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— J’ai deux moyens, expérimentés tous deux, ou traverser les nuages avant qu’ils crèvent et planer dans le bleu, ou me mettre à l’abri dans une tour, dans un clocher, dans une ruine, n’importe où, pourvu que je sois dissimulée aux yeux des gens d’en bas.

— Ne pourriez-vous pas rester sous la pluie ?

— À la rigueur, si, mais elle me fatigue, m’étourdit et surtout m’alourdit.

— Et le vent ?

— Ah ! le vent, je suis forcée de lui obéir, il m’entraîne, je cherche des courants favorables en variant mes altitudes.

Après le repas, une éclaircie vint, mais la nuit restait obscure, sans lune.

— Une chance, expliqua Véga. Allez au cercle, Daniel, et continuez vos investigations.

— Au cercle ! mais je prends une voiture et je vous suis…

— Pour me faire remarquer… Je vous défends de vous occuper de moi. Il ne me faut aucune distraction, songez-y. Une erreur de direction peut me perdre.

— Vous ne craignez pourtant pas les rencontres…

— Non. Mais un faux mouvement me précipiterait à terre. Aussi, je vous parle sérieusement. Il ne faut pas venir.

Il se résigna docile, seulement au lieu de sortir, il attendit anxieux, encore plus d’elle que du résultat de sa folle entreprise.

Il pouvait être environ neuf heures quand Véga s’envola.

Elle ne faisait aucun bruit, n’avait pas l’esbrouf des perdrix, mais le silencieux départ du chat-huant.

Il l’aperçut planant assez haut, dissimulée dans la couleur grise des nuages, puis il la perdit au-dessus des frondaisons du Bois. Il ne put s’arracher de son balcon.

Véga connaissait la route, elle retrouva son marronnier ; par chance, la pluie avait chassé les promeneurs et les concierges des maisons de l’avenue n’avaient pas l’idée de prendre le frais sur le seuil de leur porte.

L’oiselle se coula sous les feuilles, replia ses ailes, bien serrées contre son corps, se fit petite et suivit la branche qui effleurait la fenêtre, toujours ouverte, dans le petit hôtel du baron de Barbentan. Aucune lumière n’y brillait ; évidemment, le maître n’avait pas dû rentrer, l’unique servante restait à l’office donnant sur l’autre façade. Dans la rue personne, sauf un tramway de temps à autre, et de rares passants.

— Allons, en route.

D’un bond, elle fut sur l’appui de la fenêtre et d’un autre dans la chambre. Il y faisait très nuit, mais Véga — jamais embarrassée — tira de son maillot le lorgnon-lumen, création du Compagnon Aour-Roua et aussitôt vit comme en plein jour à travers les verres éclairants…

Une grande table tenait le milieu de la pièce, elle était couverte de papiers, les murs étaient entourés par une bibliothèque, un grand divan, quelques fauteuils, une table formaient tout le mobilier.

Les tiroirs du bureau étaient fermés. Le buvard paraissait gonflé d’une volumineuse correspondance. L’oiselle commença par prendre au hasard dans ce tas et glissa les papiers sous son maillot, elle n’osait se charger, détruire son équilibre et elle aurait bien voulu pouvoir trier les pièces, mais soudain elle perçut le roulement d’une voiture, son arrêt, le bruit d’une portière fermée.

— Oh ! oh ! voilà l’ennemi, se dit-elle, il faut que je me sauve. Pas une minute à perdre.

Alors, en hâte, elle acheva d’engloutir les feuilles dans une poche placée sur sa poitrine et gagna la fenêtre.

Comme elle n’avait aucune chaussure, elle ne faisait aucun bruit. Elle vit le cocher démarrer lentement, elle entendit monter l’escalier.

Avec sa belle assurance calme, sans une hâte dangereuse, elle enjamba l’appui de la fenêtre et s’élança, non vers l’arbre, mais en hauteur pour être vite cachée par le toit.

Le calcul était juste. L’arrivant tourna un bouton électrique qui éclaira en plein le marronnier — abri primitif de l’oiselle. Mais celle-ci ne s’inquiétait plus de rien, elle filait à tire-d’aile, nageant dans l’air maintenant pur, raréfié, rafraîchi et tout parfumé des fleurs ravivées par la pluie.

Cela lui paraissait délicieux, aussi arriva-t-elle toute heureuse, l’œil brillant, les lèvres entr’ouvertes, pour être reçue à bras ouverts par son ami anxieux.

Elle retira son appareil avec l’habituel soin, puis sans songer à son singulier costume, elle prit la moisson volée et la jeta triomphante sur le bureau de Daniel.

— Voici, fit-elle riante, je vole et je vole ! Lisez.


X

L’écriture mystérieuse

Il y avait de tout… des invitations, des demandes de charité, des offres de service, des factures de fournisseurs.

Le papier inutile, Véga le casait dans une enveloppe, avec l’idée de le restituer, pendant que Daniel dépliait chaque page, la parcourait du regard et la rejetait, déçu.

— Est-ce que j’aurais perdu ma tournée, pensait l’oiselle.

— Que veut dire ceci, Véga, voyez donc ? dit Daniel qui examinait une feuille depuis un moment. Cela paraît n’avoir pas de sens.

Il tendait une lettre d’une écriture nette et claire où on pouvait lire cet amalgame de mots sans suite :

« pan, arbre, riz, temps, elle, Zoé, dent, et, sceau, use, île, trop, elle, par, ôte, un, rond, M, à, B, image, lot, émir, sang, Tul, sel, ère, sylphe, gens, arôme, dur, élevé, sot, pince, me, o, vous, o, que, ur, elle, zan, dire, espèce, science, ébène, Xantippe, cor, utile, rang, sue, il, ôter, non, sol, dan, arme, Nil, sire, lan, âme, miel, or, nul, turne, abricot, gain, non, émir, loc, colle, Alma, stupide, iradier, oblige, nid, Nantes, aride, île, troupe, rang, abri, bond, alose, cil, ir, loup, élan, poul, rude, élargir, Nontron, dire, remède, érable, orage, urgent, tripe, Uriage, élargir, rendre ».

— Ceci, mon cher, représente un langage de convention, c’est une grille. Ou ces mots-là ont un sens admis, ou dans chacun des mots il faut prendre certaine lettre. J’ai vu les Compagnons se servir de choses analogues. Par exemple, s’ils écrivaient : échelle, cela voulait dire : monter, s’ils parlaient de voiture, cela voulait dire : partir. S’ils écrivaient : couteau, cela voulait dire : traître. Ils avaient encore un langage chiffré. Prenez un papier, un crayon et commencez une étude.

Voyons la première lettre, la septième, la quatorzième, etc… Non, ça ne donne rien. La première et la dernière de chaque mot, la dernière de chaque mot, rien encore. La cinquième, la troisième, la neuvième… aucun sens.