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Quelques minutes s’écoulèrent, puis un sacristain, portant une lanterne, arriva grommelant :

— C’est pour un mourant ? demanda-t-il.

— C’est pour m’ouvrir cette porte, ordonna Alexis.

— À l’heure qu’il est ?

— Pas de réflexion. Ouvre, et vite.

— Je ne puis pas, riposta le gardien, le règlement s’y oppose.

— Rien ne s’oppose aux ordres de l’empereur.

— Avez-vous un ordre impérial ?

— Allons, lève la lumière et regarde-moi.

— L’empereur ! s’écria l’homme, effaré.

Il finit par trouver le moyen d’entre-bâiller la porte lourde, massive, grinçante.

— Maintenant, referme, ordonna le maître, et ouvre-moi la porte de l’église.

Sans un mot, désormais, le sacristain obéissait.

Il ne comprenait pas mais nul en Alaxa n’hésite, quand l’empereur parle.

Les nocturnes visiteurs pénétrèrent par une porte de côté.

La grande nef déserte, noire, éclairée seulement de la lampe du sanctuaire et de la lanterne du guide, était fantastique.

De temps à autre, un éclair de l’or des tableaux ou des autels vrillait au passage de clarté ; un écho des pas répondant dans les angles obscurs ; mais ni l’un ni l’autre des deux noctambules n’y prenaient garde.

— Ouvre la crypte ! ordonna le maître.

— C’est que je n’ai pas la clef… Il faut aller la chercher à la sacristie.

— Va.

Le sacristain s’éloigna, et l’empereur resta seul dans l’abside.

Une angoisse poignante tordait le cœur de cet homme si fort.

Il songeait aux tortures passées, à ce deuil atroce qui avait brisé sa vie ; et, à présent, touchant à la preuve suprême, il éprouvait un indicible émoi.

Ses yeux se levaient vers la voûte qu’ils n’apercevaient pas. Les colonnes, vaguement visibles, semblaient être les arbres d’une forêt silencieuse. Un recueillement venait de partout, une odeur d’encens, mêlée à celle des fleurs, planait dans l’air calme.

L’homme d’église revenait.

Son pas, le bruit de ses clefs, la mouvant lueur de sa lanterne, son ombre, passant fantastique sur le mur blanc, rappelèrent Alexis à la réalité.

Il se raidit, marcha, suivit le porte-flambeau à travers l’escalier de pierre situé derrière l’autel.

Au bas, une autre porte massive dut encore s’ouvrir.

Puis ils furent dans la chapelle souterraine.

Là encore, une lampe de sanctuaire brûlait devant l’autel où se trouvaient enchâssées dessous, en un reliquaire de cristal, les reliques de Saint Rome.

De chaque côté du chœur, des pierres de marbre, gravées de lettres d’or, marquaient la place des tombeaux de tous les anciens empereurs d’Alaxa et des impératrices.

C’était la grande nécropole.

Ainsi que d’habitude, les deux derniers restaient exposés dans leur cercueil jusqu’au jour où un nouvel arrivant, prenant leur place, les ferait descendre au caveau définitif.

Là était la bière d’Yvana.

Alexis passa sur son front une main tremblante. Il se signa, très pâle.

C’était l’heure décisive. Il allait sortir de là navré — irrémédiablement désespéré et déçu — ou bien l’alleluia du bonheur aux lèvres.

Il saisit la lanterne aux mains du sacristain, la leva haut, la posa sur le dessus du cercueil d’Yvana.

Avec son mouchoir, il essuya la glace réservée, selon la coutume, à l’endroit du visage.

La belle tête pâle était intacte sous la forêt de cheveux noirs, les mains jointes s’apercevaient à demi par la petite ouverture.

Alexis contemplait ardemment ce spectacle :

— Quoi ! elle n’a pas changé depuis si longtemps !

Un éclair traversa son cerveau. Il saisit son sabre, enfonça la lame entre le couvercle et la boîte de chêne massif.

Il pesa… L’arme se brisa net.

— Sire ! avait murmuré le sacristain scandalisé.

— Aide-moi ! reprit l’empereur, tendant à l’homme le tronçon de l’arme, dévisse avec ceci les boulons.

L’homme hésitait, craintif. Mais Alexis, avec l’autre moitié du sabre, commençait lui-même la besogne.

— Seigneur Dieu ! que faisons-nous ? gémissait le pauvre gardien d’église. C’est un sacrilège, pour sûr…

Mais de ses doigts tremblants, il travaillait obéissant quand même.

La sueur perlait au front des deux violateurs de sépulture.

Ils avançaient cependant. D’un dernier effort, se servant du pommeau de son sabre comme d’un marteau, Alexis fit sauter le couvercle.

Le gardien était tombé à genoux, se frappant la poitrine.

Sous l’œil angoissé de l’époux, apparut le corps de l’épouse, voilé d’un fin linceul. Aucune odeur ne se dégageait, aucune forme décharnée ne se devinait.

Alexis osa toucher… Le contact dur le surprit, il posa sur le visage deux doigts tremblants.

Quoi ! Une substance lisse, solide, que son ongle éraillait.

Il tressaillit. D’un geste brusque, il arracha le linceul… puis frémit des pieds à la tête…

Une poupée de son se montrait intacte !

— Éclaire mieux ! cria-t-il d’une voix tellement changée, que le sacristain affolé, épouvanté, en laissa tomber la lanterne qui s’éteignit, se brisa.

Puis à travers les tombes, le bonhomme s’enfuit, éperdu…

Mais Alexis ne s’inquiétait plus de lui ; il frottait une allumette trouvée dans sa poche, allumait les cierges de l’autel, revenait au cercueil, enlevait ce simulacre de celle qu’il avait tant aimée…

— Ah ! Dieu ! fit-il haletant, bouleversé, fou de joie… Ce n’est pas elle !… Ce n’est pas elle !… Elle vit !… Elle vit !…

Et, éperdu, presque inconscient de sa brutalité même, Alexis jetait sur les dalles cette odieuse poupée qui lui avait coûté tant de larmes…

Sa surexcitation s’accroissait, s’exaspérait…

— Ah ! de quel ex-voto, de quelles prières et de quels bienfaits pourrai-je jamais payer cette minute suprême ?

Et il ajouta :

— Soyez maudits, Romalewsky de malheur qui vous êtes joués de moi !… Je vais vous retrouver, maintenant !

Ses yeux s’emplissaient de larmes, larmes de folle ivresse… Son cœur battait à coups redoublés…

Et cet homme si fier et si fort, brisé, éperdu d’émotion, s’écroula à genoux, près de l’autel… devant le cercueil vide, béant…

Le flot d’adoration qui s’épancha de son âme ardente n’avait plus de mots humains…


XV

LE REVOIR

Au petit jour un des yachts impériaux levait l’ancre. Il sortait du port à belle allure, par une mer houleuse et un vent debout ; mais, sous forte pression, sa machine faisait tête seule, sans l’aide de voiles.

À bord, l’empereur, debout sur la passerelle, jetait dans le vent des ordres brefs… Le capitaine, près de lui, regardait.

Alexis, au sortir de la jetée, se retourna vers son officier.

— Droit sur Kronitz, à toute vitesse, commanda-t-il.

Ensuite, il descendit jusqu’à la cabine. Rorick, tout pâle, les yeux gros de sommeil, courut à son père en le voyant entrer.

L’enfant, enlevé brusquement de son lit, habillé en hâte, avait été sans plus d’explications transporté dans le bateau par ses gouverneurs, pendant que son père, qui ne s’était pas couché, expliquait rapidement à ses ministres l’urgence d’un voyage et leur donnait plein pouvoir de régir le gouvernement en son absence.

Cette urgence, n’était-ce point le désir fou de revoir plus vite l’absente — l’adorée — de voler à sa rencontre, d’abréger les dernières heures de séparation ?

Si : c’était cela…

Alexis, voyant son fils inquiet, le prit dans ses bras, le garda sur ses genoux et, avec une tendresse expansive auquel le petit n’était pas habitué, il lui dit :

— Mon Rorick, mon doux trésor ; je crois que nous allons tous deux au-devant du bonheur.

— Oh ! père, que je suis heureux de te trouver ainsi. C’est si rare de te voir les yeux gais. Où allons-nous ?

— À une incroyable réunion, mon chéri. Il s’est passé une chose inouïe, invraisemblable, que je ne parviens, qu’à peine à m’expliquer… et qui me rend fou de joie….

— Il s’agit de maman ! s’écria l’enfant, illuminé. J’en ai rêvé toute la nuit.

— Oui. Tu te souviens de ton récent voyage en France ?

— Très bien.

— Tu m’as dit y avoir rencontré une dame qui t’avait profondément impressionné.

— En effet : elle me regardait avec de grands yeux si profonde, si tendres, comme le regard des portraits de maman… Une apparition…

— Tu la reconnaîtrais ?

— Oh ! oui, père, sans hésitation. C’est toujours son visage que je revois dans mes rêves ; c’est elle encore, toute cette nuit, qui était à mon chevet.

— Je crois, mon Rorick, que Dieu va enfin nous dédommager de notre douleur passée… la douleur due à la haine de nos mortels ennemis… Tu t’en souviendras, Rorick… Je t’expliquerai tout cela… En attendant, savoure l’heure qui va venir… et remercie Dieu…

— Il nous rend maman ?

— Je l’espère, mon chéri…

— Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Rorick, éperdu, se mit à sangloter convulsivement, ses bras noués au cou de son père. Toute sa petite âme, privée si longtemps des tendresses auxquelles elle aspirait, montait à ses lèvres. Le pauvret éprouvait une émotion impossible à vaincre.

Doucement, son père caressait ses joues, essuyait ses yeux, en proie lui-même à une extraordinaire impression.

Le bonheur de l’influence féminine perdue et retrouvée se faisait déjà sentir… à distance.

Alexis, le dur et sévère Alexis, était transformé. Nerveux, ému, il ne tenait plus en place, interrogeant sans cesse l’horizon, la lunette du bord braquée dans les lointains d’où allait revenir l’aimée…

Il perdait son ton autoritaire et bref… Il devenait bon, infiniment, tant l’attendrissement amollissait son cœur.

Les officiers du yacht s’en réjouissaient, sans deviner encore la cause de ce changement… Ils s’enhardissaient auprès du maître, souriants eux aussi…

Pourtant, on n’était pas encore au but. Le père et le fils auraient voulu pousser le bateau, nager devant, plus vite… plus loin…

Mais à quoi servait de tant se presser ? Ils arriveraient sans doute les premiers. Le yacht ne possédait pas l’impeccable machinerie du Brise-Lames ; il n’avait pas des ailes à ses mâts, comme l’autre yacht impérial.

Et puis, que de choses à craindre encore : accidents, maladies — et enfin déception !

Si cette ressemblance inouïe allait les tromper ?… Oh ! ce serait affreux !

La mer était parfaitement calme. Une fois sortis des côtes, plus un souffle ne troublait l’harmonie du voyage.

Rorick, sans cesse sur la passerelle, surveillait l’horizon.

À chaque fumée qui s’estompait dans le lointain, il avait des sursauts du cœur.

— Papa, allons au-devant du Brise-Lames ! suppliait-il.

— C’est ce que nous faisons, mon enfant, pour la revoir plus vite, notre aimée… Pourvu que le bateau qui la ramène ne soit pas déjà passé !

Puis l’empereur réfléchit que, vu la date de la dépêche, il ne pouvait être possible au navire d’avoir gagné si vite l’escale de Kronitz.