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Dès qu’elle aperçut Georges, la jeune femme courut à lui :

— Et ce pauvre docteur ?… Rien de lui ?

— Rien !

— Votre voyage a été pénible, mon ami… Vous semblez troublé… Auriez-vous appris quelque chose sur notre malheureux compagnon… Il est mort peut-être ?…

— Je ne sais rien du docteur, répondit Georges avec effort. Je n’ai découvert aucune trace de lui. Mais mon voyage m’a appris que Michel Romalewsky…

— Nous poursuit… interrompit Roma.

— Michel n’est plus, madame…

— Comment ?… Tué… Un accident ?…

— Oui, je l’ai vu tomber, atteint par une balle mortelle…

— Dieu ait pitié de lui ! C’était un fanatique, non un criminel. Il essayait toujours d’être bon avec moi.

— Ils essayaient tous, les Romalewsky… Au fond, ils vous aiment… Mais les colères et les haines politiques ont aveuglé ces hommes… les ont jetés dans leur voie terrible… Je crois savoir maintenant, madame, le mot de cette énigme qui fut votre vie… C’est pour vous l’apprendre que je suis venu, que j’ai entrepris ce dangereux voyage… Je me suis juré de vous rendre à ceux qui vous aiment et qui vous pleurent…

— Cher et fidèle ami… Combien j’aurai à vous bénir !… Moi aussi, je comprends, je devine certaines choses que je ne faisais que pressentir autrefois… Le temps a cicatrisé la blessure cruelle par où s’enfuyait ma mémoire — et maintenant, Georges je me souviens… un peu…

— Votre nom, même ?…

— Mon nom, oui… J’aperçois maintenant le but de Fédor et de Boris ; je comprends ce qu’on a voulu faire de moi ; je vois au travers des histoires qu’on m’a racontées pour endormir ma pensée, pour entraver mon âme…

— Oh ! ces Romalewsky ! je les hais, du mal qu’ils vous ont fait… du mal qu’ils m’ont fait à moi…

— Ne maudissez pas, Georges, reprit Roma d’une voix infiniment douce, surtout à présent, que les beaux jours se lèvent, que le bonheur revient… Dites-moi, ils vivent… Alexis… Rorick !… Je pourrai les revoir… les embrasser ?… Ils m’aiment encore ?… Vous savez tout… vous les avez vus ?… Parlez-moi d’eux… Dites, oh ! dites…

La jeune femme s’était rapprochée de l’officier, et ses admirables yeux de velours se posaient ardemment sur lui, attendant anxieusement les réponses…

Ses mains blanches étaient jointes, comme en une extase radieuse… son être entier vibrait d’un émoi délicieux…

Ce n’était pas encore le bonheur… C’était l’assurance du bonheur prochain…

Le cœur de Georges vibrait à l’unisson de cette joie… cette joie qui serait un peu son œuvre à lui… Il oubliait son amour pour ne penser qu’à la félicité de celle qu’il vénérait si passionnément…

Roma continuait :

— Toujours l’image d’Alexis et celle de Rorick ont hanté mon sommeil. Toujours ces visions m’attiraient, presque inconsciemment… Et puis, j’ai vu Rorick à Paris… Mon cœur a volé vers lui… J’ai embrassé mon fils… mon fils, entendez-vous !… J’étais poussée par une force irrésistible… J’ai fait cette démarche… cette folie… et après, j’étais brisée… et me semblait-il, régénérée…

— Je me souviens de votre trouble ce soir-là…

— C’était bien mon fils, que je venais d’embrasser, ce joli prince au regard fier, au profil semblable au mien… C’était mon fils !… La force invincible et oculte qui m’avait poussée me le disait encore… Mon âme le criait — et j’avais peur que l’on ne me croie folle… Je n’avais pas de preuves… Et puis, Fédor était si puissant… Qui aurait douté de sa parole ?…

— Ah ! il avait de terribles armes, ce Fédor maudit, pour dominer ainsi les êtres et les choses ! Sa science et celle de Boris ont produit des miracles… des miracles merveilleux et horribles…

— Depuis le jour du passage de Rorick, il me sembla vivre d’une autre vie… Mon âme avait vibré… Un coin du voile qui l’embrumait me parut se lever chaque jour… Et puis, dans l’Angola, où m’a forcée de venir la volonté implacable de Fédor, je n’étais plus sous cette influence malsaine, pernicieuse ; la guérison morale s’accentua. Je ne laissai pas sur moi d’emprise à Michel. J’étais prévenue, je me méfiais… J’étais plus forte que lui… Et maintenant, nous allons retourner à Arétow, n’est-ce pas, Georges ?… C’est là qu’ils nous attendent, mes aimés ?…

Georges n’eut point le courage de dire à Roma les doutes et les hésitations de l’empereur.

— L’empereur m’a prêté le Brise-Lames, madame. Le yacht nous attend à la baie des Tigres, où nous pouvons être dans une huitaine de jours, a dit Bango…

— Et de là, trois semaines encore… avant de les serrer dans mes bras. Quelles joies !… Mais, ce pauvre docteur Stéphan qui m’a aidée à fuir de la villa Hélios, lui qui m’a protégée ainsi qu’Hanna avec un si chevaleresque dévouement… Nous regagnerons l’Europe sans lui…

Les yeux de la jeune femme s’emplissaient de larmes. Sa bonté se désolait sur le sort d’autrui…

Georges la regardait, saisi d’une admiration un peu étonnée…

Il la retrouvait si délicieusement femme, si chastement aimante et vibrante, cette splendide créature qu’il avait crue de marbre…

— Maintenant, mon ami, reprit Roma, je vous demande pour quelque temps encore, le secret de ce mystère. Que je reste pour nos compagnons Roma Sarepta.

Les jours suivants, la petite troupe continuait sa route à travers la brousse ou la forêt. Mais les parages dangereux étaient passés, il n’y avait plus rien à redouter, on put marcher à petites journées moins fatigantes.

Bango accompagna les voyageurs jusqu’à la Baie des Tigres. Il ne voulait, disait-il en son langage imagé, quitter la « Fleur Blanche » que lorsqu’elle serait parvenue à destination… en sûreté.

Enfin, on arriva en vue du Brise-Lames, où l’équipage commençait à être inquiet. Les matelots emmenés par Georges étaient revenus, après avoir vainement attendu et cherché le jeune homme et son mulâtre aux environs du Kounéné.

Il était temps que l’on embarquât. Les deux jeunes femmes étaient à bout de forces. Bango ne regagna ses forêts que lorsqu’il les eut vues confortablement installées dans leurs cabines.

Alors, il s’agenouilla devant Roma, et, très grave, il dit :

— Moi retourner à mon village. Toi maintenant aller vivre avec blancs. Moi toujours dire : « Toi sauvé Bango, Bango à toi ! »

— Veux-tu me suivre en Europe ? Tu y vivras heureux auprès de moi…

— Moi Vivre en forêt. Moi Cuangari. Retourner là-bas. Ton visage suit moi, colombe belle comme la lune !

— Brave Bango ! Tiens, prends ce bijou pour ta femme, avec ces bagues, ce couteau, ce revolver, dont par chance je ne me suis jamais servie…

Bango, l’air triste, enfermait dans le sac aux provisions les dons de Roma.

Georges Iraschko y ajouta son poignard, son fusil, une poignée de louis, dont sûrement le noir ne saurait quel usage faire. Hanna lui offrit sa montre et ses boucles d’oreilles…

Et il partit sans se retourner…

Le yacht leva l’ancre le jour même. À la première escale où Georges Iraschko put descendre, il se précipita au bureau du télégraphe et fit câbler à Arétow, ministère de l’intérieur, service personnel de l’empereur :

« Après mille dangers, j’ai pu remplir la promesse que j’ai faite à sa Majesté. Je ramène à bord du Brise-Lames celle que je cherchais. Je toucherai Kronitz vers le 30 juin.

« Georges Iraschko.


XIII

ANGOISSES

Fédor et Boris Romalewsky, debout à l’extrême pointe de l’Île Blanche, regardaient, lorgnette aux yeux, l’horizon morne.

De place en place, des navires en panne se montraient immobiles. Ils portaient le pavillon d’Alaxa et semblaient former comme une immense souricière. À part cela, la mer étale, aucun souffle, un calme complet, à peine un bruit d’eau qui se heurte au roc immuable…

La paix semblable à la mort…

Soudain, Fédor, posant sa main fine et nerveuse sur l’épaule robuste de son frère, dit :

— Toi seul, Boris, peux nous tirer de là…

— Comment ?

— Par ta science, morbleu !… Tu as découvert des engins merveilleux. Il faut rompre cette ligne qui noua enserre.

— Sans doute, il faut la rompre ; nous sommes assiégés. Notre ennemi Alexis a bien compris l’unique moyen de nous réduire : la famine.

— C’est net. Il sait que nos abords sont défendus par des torpilles, que nous avons des armes, et que, pour prendre le repaire des Romalewsky, il en coûterait quelques flots rouges à ajouter à ces vagues.

— Que reste-t-il au juste de provisions ?

— Pour un mois, j’espère, farine et conserves. Mais ce qui va manquer c’est le charbon. Comment produire mes expériences sans force motrice ? Je réduirais à néant ces insolents cuirassés, si je pouvais concentrer une dose énorme d’électricité.

— Eh bien, et la houille blanche ?

— À moins de sacrifier le lac, de l’ouvrir en cascade sur la pente et d’utiliser sa chute, je ne vois nulle part d’eau motrice pour nos dynamos.

— Sacrifie le lac.

— Réfléchis. Le lac à sec, c’est la ruine de l’Île. Comment y vivre sans eau douce ?

— On n’y vivra pas.

— Il faut de toute évidence que nos ouvriers retournent sur le continent. Nous leur partagerons une somme suffisante pour y assurer leur établissement… Tu conviendras bien que nous ne pouvons plus fabriquer de papier, écrire de journaux, lancer nos navires ambulants chargés de nos brochures.

— Nous ne pouvons plus rien, Fédor. Les Compagnons de l’Étoile-Noire sont tués par Alexis.

— Notre bourreau, notre mortel ennemi !

— Notre vainqueur, mon frère…

— Oh ! notre vainqueur ! Nous avons fait plus que de le vaincre, puisque nous l’avons frappé au cœur… Nous lui avons pris es qu’il aimait le plus au monde…