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— Tant qu’il y a le souffle il y a de l’espoir, répliqua Georges, ardemment convaincu, malgré tout.

— Peut-être auriez-vous raison d’espérer… si notre heure n’était venue, reprit Roma, d’une voix faible comme une voix d’enfant.

— Notre heure n’est pas venue, madame. Trop de joie vous attend, là-bas, d’où je viens, à travers tant de périls… Mais seriez-vous blessée ?… Votre voix paraît brisée ?

— Non… Seulement ces cordes m’entrent dans les chairs… et la soif me brûle.

Des larmes venaient aux yeux du jeune homme. Sa bien-aimée souffrait si près de lui, inerte, incapable du moindre effort.

Il se roulait avec colère sur l’herbe, essayant de délier ses bras, n’arrivant qu’à les meurtrir davantage.

Maintenant, la nuit était tout à fait tombée. Une lueur d’argent brillait là-haut. Les nègres faisaient rôtir une antilope devant un grand feu, dont le reflet arrivait jusqu’aux prisonniers, qui commençaient à souffrir du froid nocturne.

Quand les sauvages furent installés pour leur souper, Georges se mit à ramper vers le docteur Stéphan avec le plus de précautions possibles. C’était long, difficile, à cause de ses liens.

Soudain, une angoisse l’arrêta.

Une troupe arrivait au pas de course. La flamme montra une vingtaine de nègres, à la tête desquels s’en trouvait un autre, plus panaché de plumes et de colliers de verre, qui devait être le chef.

Les mangeurs firent place immédiatement aux nouveaux venus, et ce fut une discussion sans fin, des cris de joie, des gestes désignant les malheureux martyrs.

Le chef eut un rire féroce, saisit une torche et, avant de songer à manger, il se dirigea vers le groupe des Européens.

Ses pareils le suivaient en gambadant.

— Toi aller retrouver tes pères, fit-il à Georges en le poussant du pied. Nous, faire des flûtes avec les os de tes jambes.

Le comte Iraschko n’avait pas compris le langage moitié portugais, moitié nègre du sauvage. Mais il en devina le sens en voyant les rires horribles qui accueillirent la sinistre plaisanterie.

Alors le chef approcha sa torche du visage atrocement pâle de Roma.

Sa physionomie changea subitement. Il tendit sa torche à l’un de ses acolytes, s’agenouilla et se mit en devoir de couper avec un empressement adroit les cordes de fil de bananier qui liaient la jeune femme.

Celle-ci, surprise, remuait à peine :

— L’heure est donc venue ? soupira-t-elle. Dieu m’aidera.

Mais loin d’agir avec brusquerie, le chef nègre se montrait d’une attention et d’un respect extrêmes. Il caressait de ses doigts noueux les poignets meurtris de la jeune femme. Il se fit apporter de l’eau dans une calebasse, l’offrit aux lèvres de celle qu’il délivrait avec tant d’égards.

Roma but avec délices, puis, soulevant la tête de sa voisine avec ses pauvres mains enflées, elle lui présenta la coupe végétale.

Une angoisse horrible se lisait dans les yeux du docteur. Une confiance absolue dans ceux de Georges.

Roma, surprise, examinait son libérateur. Elle dit :

— Délie ma compagne, à présent.

L’homme hésita :

— Ta compagne pas sauvé moi. Toi avoir sauvé moi, toi avoir coupé cordes qui attachaient moi à l’arbre.

— Ah ! s’écria Roma stupéfaite, c’est toi que j’ai détaché. il y a quelques semaines, à la fin de l’hivernage, aux portes de la plantation ?

— Oui, moi. Je reconnais toi, blanche comme la fleur d’oranger, et moi veux sauver toi aujourd’hui.

— Alors, dit la jeune femme, puisque tu es content de me rendre la pareille, détache mes compagnons. Ils t’auraient sauvé, eux aussi, s’ils t’avaient vu comme je t’ai vu.

Le nègre secoua la tête :

— Moi détacherai la femme qui est avec toi, parce que toi sauvé la vie d’un homme et qu’un homme vaut bien deux femmes.

— C’est tout à fait juste, acquiesça Roma. Tu vas donc aussi détacher les deux hommes qui sont là, parce que deux hommes blancs peuvent payer un noir.

— Moi pas refuser à toi rien. Toi bonne, belle comme la lune… Seulement, je donnerai toi le jeune, pas l’autre, lui il a voulu tuer moi.

— Tu te trompes…

— Non. Moi avoir mené lui, lui avoir fait attacher moi pour faire manger moi par les bêtes féroces, la nuit…

— Ah ! l’animal ! gémit le docteur Worsky, c’est mon voleur, il me reconnaît. Je suis perdu, mes amis. Abandonnez-moi à mon triste sort et sauvez-vous. Mais, je vous en prie, tuez-moi avant.

— Nous vous enlèverons plutôt, fit Georges.

Les sauvages avaient maintenant la mine déconfite, mais aucun n’hésita à obéir au chef.

Celui-ci alla chercher des tranches d’antilope, qu’il déposa sur des feuilles devant Roma.

— Toi manger, après dormir. Le jour venu, moi te conduirai hors du territoire des Cuangaris.

— Avec mes compagnons, avec mes trois compagnons. Conduis-nous jusqu’à la frontière du Damara-Land, nous te donnerons après des armes, des colliers, de l’eau de feu (alcool).

— Moi veux toi contente. Si toi être noire, moi te vouloir pour femme.

« Grand merci de l’honneur ! » pensa Roma.

Les prisonniers mangeaient avec une évidente satisfaction, Fram aussi, qu’on venait de détacher à son tour (car il était là) et qui avait failli périr avec sa maîtresse.

Georges ne pouvait détacher ses regards du beau visage de Roma. Il baisait ses mains follement. Il avait des sanglots dans la gorge.

Roma, un peu réconfortée, demandait :

— Mais que s’est-il passé. Comment vivez-vous ?

— Dieu l’a voulu. Mes adversaires m’ont cru mort. J’étais en effet gravement blessé… Des moines m’ont rendu à la vie pour que je puisse accomplir près de vous la mission à laquelle la Providence me destinait… Mais vous, madame ?

— Moi, je vous l’ai dit, j’ai réussit à fuir enfin la geôle où j’agonisais depuis tant d’années ; je suis venue à bout de me souvenir, pas de tout, sans doute, mais assez pour comprendre le rôle odieux que jouaient mes bourreaux. À présent, je crois à l’avenir. Vous avoir retrouvé en de telles circonstances, mon fidèle ami, cela prouve une protection divine.

À regret, le sauvage avait délié le docteur, et bien malgré lui, c’était évident.

N’importe ! Stéphan Worsky profitait du bien-être de l’heure, partageant le souper et le repos qui suivit.


XI

LE CHEVALIER DE LA BROUSSE

Le lendemain, à l’aube, on se hâta de partir, de fuir ces lieux d’où l’on avait cru ne pas revenir. Le nègre voulut lui-même servir de guide à la petite troupe, sachant les dangers qu’il y avait encore à courir dans ce pays sauvage, avant d’arriver à la Baie des Tigres, où le Brise-Lames attendait Georges et les fugitifs.

L’Africain avait un tel désir d’être utile à Roma, sa bienfaitrice, qu’il paraissait en oublier ses rancunes contre le docteur Worsky — provisoirement, du moins. On eût pu voir pourtant luire dans son regard un éclair de haine et de férocité, lorsqu’il regardait le docteur, auquel il ne parlait jamais.

— Suivre moi sans varier, dit le guide noir à Roma, en la faisant monter sur un cheval ; moi pas vouloir perdre toi dans la molassa.

— Où nous mènes-tu ?

— Là-bas…

Il désignait du geste une large plaine où ondulaient de grandes plantes aquatiques. Des canards, des oies sauvages planaient au-dessus en tournoyant.

— Tu sais que nous voulons aller à la baie des Tigres ?…

— Moi mettre toi sur le chemin… Toi être tranquille, Bango jamais mentir…

Roma, en effet, ne doutait pas de la parole du chef Bango, ce chevalier de la brousse. Elle le sentait sincèrement reconnaissant et dévoué.

Et, très calme, elle remerciait à présent la Providence qui l’avait guidée vers le sauvetage de l’Africain, le soir de pluie torrentielle où, pendant la première accalmie, elle s’était sentie poussée à sortir de la villa Hélios.

Hanna la suivait, à cheval, elle aussi — comme chacun des voyageurs, auxquels on avait redonné leurs montures. Mais de l’épouvante récente, la fiancée de Yousouf restait affaiblie, craintive…

Moins aguerrie que Roma, l’âme moins haute, elle gardait une telle impression d’effroi que les paroles restaient figées dans sa gorge.

Sa pensée allait à Yousouf… à Yousouf qui aurait dû être à ses côtés, qui l’aurait rassurée, protégée, environnée de son touchant et vigilant amour, mais que le prince Michel avait envoyé en Europe, quelques jours avant la fuite de la plantation…

Il avait fallu obéir au maître, sous peine de voir tous les projets échouer.

Le docteur, remis de ses craintes de la nuit précédente, s’occupait d’observations scientifiques.

Fram gambadait joyeusement devant les chevaux.

Bango, le chef nègre, monté sur une vache boé-cavalho, dirigeait la petite troupe avec une connaissance parfaite des terrains, la brousse alternant avec des marécages invisibles à des yeux d’Européens.

— Comment devines-tu les terrains solides ? demanda Roma, car le sauvage affectait de ne comprendre qu’elle et ne répondait qu’à elle seule.

— Bango savoir terre dure quand pousse roucou, terre molle où monte kuroc.

— Montre-nous ces plantes, Bango.