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— Quelle pensée avez-vous, Fédor ?

— Aucune que je veuille avouer, sire !

— Même si, par un moyen quelconque, on vous y force ?

— Je n’ai peur d’aucun moyen, devriez-vous rénover en mon honneur toutes les horreurs de l’Inquisition !

— Ce n’est plus dans nos mœurs. Cependant, vous vous doutez que votre liberté est compromise ?

— Vous me tenez… pour le moment…

— Je vous aurais encore fait grâce, Fédor en vertu de ce vieux principe familial, si j’avais pu compter sur votre bonne foi.

— Ma bonne foi est absolue, c’est précisément pourquoi je ne veux rien promettre, Alexis. Nous sommes ennemis comme le ciel et l’enfer… Nous lutterons.

L’empereur eut un méprisant sourire.

Le prince continua :

— Vous êtes superbe, n’est-ce pas ? Et fort… Eh bien, sire, je vous tiens, moi qui suis là, sans armes, sans défense aucune, et vous donneriez avec joie la couronne qui va si bien à votre front altier, pour savoir mon secret.

— Je ne veux rien de vous, Fédor ; vous êtes dégradé et déchu. Le mensonge est votre arme, et aucune des miennes ne saurait se mesurer avec celle-là. Vous avez commis toutes les félonies.

Fédor, sous cette avalanche d’accusations, pâlissait davantage, ses poings se crispaient.

Il dit, d’une voix métallique :

— Mes armes ne sont plus les vôtres. Aujourd’hui, vous allez me faire exécuter avec mes malheureux frères et pourtant, je le répète, Alexis, vous me rendriez immédiatement des honneurs, des grades, des titres, et même la liberté de tous mes affiliés, si je vous disais le mystère que je possède.

— Taisez-vous ! fit l’empereur exaspéré. Je devine votre subterfuge, une nouvelle machination, une tentative déloyale comme toutes celles dont vous êtes capable. Je ne devrais pas m’abaisser à vous entendre.

Ce disant, il pressa un timbre. Un page apparut.

— Deux gardes, dit l’empereur. Et qu’on emmène cet homme à la forteresse d’Alt, où on le gardera au secret le plus absolu.

Fédor haussa les épaules :

— Vous me croyez vaincu, Alexis ; je suis triomphant, au contraire !

Quand il fut loin, l’empereur songea. Il avait eu le matin une seconde lettre de Georges Iraschko. Le pauvre être dévoué, mais faible, avouait son impuissance.

Il n’avait pu aller lui-même aux Îles des Romalewsky, car il aurait été reconnu. Il y avait envoyé son valet fidèle, déguisé en pêcheur. Celui-ci était revenu avec la certitude que Roma n’avait jamais mis les pieds à l’archipel Siamos.

Georges avait alors écrit à Mariska une lettre navrante où il implorait sa pitié en faveur de leur amie commune, lui demandant comme une grâce suprême de le renseigner, s’engageant en retour à épargner Boris dans le duel à mort.

Et rien, aucune réponse n’était parvenue. Georges s’avouait découragé, épuisé, prêt à recevoir le dernier coup.

Alexis, irrité contre lui-même, se disait :

— J’ai écouté et choisi un incapable pour messager. Je me suis laissé allé à croire une histoire de magie. Ce méprisable Fédor a voulu sûrement y faire allusion, se jouer d’une crédulité stupide que j’ai eu la sottise de laisser voir. Il est au-dessous de moi de prêter l’oreille à des subterfuges, quand je suis sûr ! sûr du malheur irréparable qui a broyé mon cœur.

De nouveau, il pressa le timbre électrique qui le mettait en communication avec ses secrétaires.

— Télégraphie, dit le souverain : « Comte Georges Iraschko, hôtel de Terre et de Mer, à Kronitz : Abandonne toute recherche ; tu es victime d’une mystification. Défends-toi et reviens ensuite à ton régiment.

« Alexis.


XIX

L’ÉVASION

Fédor Romalewsky, conduit à la forteresse d’Alt dans une voiture fermée, avait été traité avec certains égards. On s’était contenté de lui, retirer son portefeuille, son argent, son revolver et sa montre.

On ne l’avait pas obligé à se dévêtir.

L’examen, en somme superficiel, ne découvrit pas les deux choses précieuses qu’il tenait tant à conserver les billets de banque et l’Extansum.

Fort calme, le prince se laissa sans résistance emprisonner dans une cellule du rez-de-chaussée de la forteresse.

Ce monument de défense se trouvait situé, à la limite nord de la capitale ; il était environné d’eau de trois côtés, la mer à droite et en face, à gauche, l’embouchure de l’Ourga.

On ne pouvait y accéder que par une chaussée reliée au quai, le long de laquelle se promenaient des factionnaires.

Comme prison, on ne pouvait concevoir une situation plus sûre.

La chambre où l’on avait écroué le Kouranien contenait un lit scellé au mur, une planche attenant au mur également, une chaise et une cruche d’eau posée dans une terrine de terre, rien de plus.

La porte de chêne massif, bardée de fer, percée d’un judas, par lequel filtrait la lumière du couloir éclairé à l’électricité, faisait face à la fenêtre grillagée d’épaisses barres de fer..

Cette fenêtre donnait sur l’escarpement des rochers. La lune dardait son plein.

— Quelle heure est-il ? se dit Fédor, qui, d’un mouvement voulait tirer sa montre absente. Environ neuf heures, je suis parti de l’hôtel à sept heures ; je n’ai pas dû mettre plus de deux heures à causer avec le redoutable Alexis et à venir ici. Or, il ne faut pas que je perde une seule minute pour sortir d’où je suis. Les choses ne traîneront pas en longueur, le caractère de mon ennemi n’admet pas l’attente, le procès est clair et les condamnations sont signées ; je dois agir. Ah ! on appelle les Romalewsky des magiciens ? Jouons donc notre rôle.

Ce pensant, il passait ses doigts le long des jointures des barreaux de la croisée. Il tâtait les scellements, cherchant un interstice, si petit soit-il, où il pût introduire l’extansum.

Il perçut en haut, contre le bord supérieur des croisillons, une lézarde étroite.

— Bon ! se dit-il, un fragment de métal en ce sillon.

Immédiatement, il retira sa boîte, l’ouvrit et avec une rapidité extrême, car il fallait éviter le contact prolongé de l’air sur la feuille extensible, il fendit en deux la tablette, en glissa la moitié dans la rainure et alla vivement porter l’autre entre les gonds de la porte et le mur.

Cela fait, il s’assit sur l’unique siège et attendit.

Il avait faim ; il ne savait depuis quand il n’avait mangé ; puis, absorbé par ses graves affaires, l’oubli de « soigner sa bête » l’avait éloigné des heures habituelles de ses repas.

Cependant, il était tout à fait improbable qu’on lui apportât quelque chose avant le lendemain. Alors, autant se résigner, cette petite souffrance physique ne valait pas la peine d’attention.

Elle représentait malheureusement une déperdition de forces au moment où il avait besoin de rassembler l’absolu de son intelligence et de son activité.

Un pas s’entendit dans le couloir, le geôlier sans doute. Fédor s’approcha du guichet :

— Gardien !

— Quoi ? répondit-on du dehors.

— Vous serait-il possible de m’apporter à souper ?

— Ce n’est pas réglementaire.

— Si je paie ? On a saisi sur moi un portefeuille bien garni…

— Qu’est-ce que vous voudriez ?

— N’importe quoi, même du pain. J’ai de l’eau.

L’homme ne répondit pas, mais Fédor l’entendit s’éloigner. Il regarda ses plaques d’Extansum. Elles avaient déjà doublé de volume. Des graviers tombaient des murs.

Il sourit.

— Voilà qui va concorder admirablement, murmura-t-il.

Il s’assura que ses billets de banque étaient bien à leur place, il retira les graviers avec soin, les jeta sous le lit. D’ailleurs, à part le rayon lunaire et le peu de lumière électrique filtrant par le guichet, la pièce était bien vaguement éclairée.

Un pas se rapprochait, sonore, entre ces hautes voûtes. Le geôlier revenait.

Une clef grinça dans la serrure, la porta de la cellule s’entrebâilla.

— Tenez, dit le gardien tendant une assiette sur laquelle se trouvaient un gros morceau de pain et deux œufs. C’est tout ce que j’ai pu avoir à cette heure.

— Merci. Entrez, je vous prie, je suis si faible que je ne puis me lever de ma chaise.

L’homme, sans défiance, obéit, repoussant le battant derrière lui,

— Écoutez, lui dit Fédor, ne craignez rien et venez ici tout près.

— Allons, mangez et fichez-moi la paix, je ne suis pas corruptible.

— Je le pense. Seulement, je veux vous donner un avis. Demain matin, je ne serai plus ici.

— C’est ce que nous verrons ! fit l’autre, éclatant de rire.

Fédor suivait de ses yeux habitués à l’ombre, le travail clandestin de l’infernale invention….

Il voyait plier le bois de la porte, les barres de fer formaient l’arc ; dans un instant, le panneau se fendrait.

— Vous ignorez sans doute que je possède un pouvoir suprême, continua-t-il.

— Bah !

— Un pouvoir qui me permet de faire ouvrir les portes et les fenêtres en soufflant dessus.

— Vous êtes fou.

— Nullement. Je vais vous le prouver. Voulez-vous voir ?

Il saisit la main du gardien, le mena vers la croisée souffla sur un barreau de fer, le prit de la main qu’il avait de libre, donna une légère secousse, et la grille oscilla, dessellée.

— Bigre ! fit l’homme.

— Maintenant, tournez-vous vers l’entrée.

Juste à ce moment, un craquement formidable se fit entendre, et le lourd vantail de chêne se lézarda du haut en bas.

L’homme recula, effaré.