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— D’où venez-vous ? demanda Fédor, que l’anxiété rendait presque brutal, en s’élançant au-devant de sa nièce, qu’il guettait depuis des heures.

— D’où bon me semble, monsieur, laissez-moi passer.

Mme de Riffemont et moi étions horriblement inquiets. Nous vous cherchions partout, on vous attend pour diner.

— Inutile. Je ne dînerai pas.

Mariska accourait, suivie de Georges Iraschko.

— Ah ! enfin, fit-elle en prenant Roma dans ses bras, nous ne savions plus que penser, ma chérie. Vous êtes brûlante de fièvre. Vous ne souffrez pas ?

— Du tout. Au contraire. Ne vous occupez pas de moi, chère mignonne, je préfère me retirer. Magda, veuillez me faire servir seulement du thé.

— Oh ! venez, je vous en supplie ! protesta Mariska… Songez que ce soir a lieu mon dernier dîner de famille. Demain, c’est le grand jour…

— Venez ! implora Georges.

Elle les regarda tous. Elle lut leur désir, elle comprit à quel point ils seraient déçus.

Elle put sourire :

— Allons, oui, dit-elle. Je ne change pas de costume ?

— Non, non, venez ainsi.

Mariska suivit son amie, lui ôta elle-même son chapeau, lui retira ses gants.

Georges n’avait pu s’empêcher d’accompagner les jeunes femmes ; il devinait le but de la fugue de Roma, sans en savoir les détails, mais il comprit qu’une chose décisive s’était passée et il fut heureux ; toute son âme vibra à l’unisson de celle de Roma quand il prit la main de la jeune femme pour y coller ses lèvres.

Le dîner fut gai. Il y avait les Montflor, les jeunes Karakine.

Mariska était pleine d’entrain, Boris et Fédor d’une amabilité extrême, Mme de Riffemont, complaisante envers tous.

Soudain, Roma se mit à l’unisson. Son cœur s’était inondé de joie, il avait battu comme autrefois sous une caresse vraie, ses joues pâles se teintaient de rosé.

Elle causa, rit, transformée…

Paul Karakine et Georges Iraschko se regardèrent. Tous deux venaient d’être frappés ensemble de la si parfaite ressemblance qu’à peine, maintenant, le doute était possible.

Fédor saisit leur regard d’entente, fixa Roma durement à travers la table et le visage joyeux s’altéra, les yeux lumineux s’éteignirent…

Roma reprit sa pose languissante, un visage las sous ses cheveux blancs.


XI

LE COUP DE TONNERRE

À Saint-Philippe du Roule les grands mariages ne chôment guère et un vieux cliché des journaux va nous servir pour décrire celui qui se concluait le 26 mars, par un radieux soleil de printemps.

Donc :

« Une foule élégante et choisie se pressait dans la grande nef, superbement décorée de fleurs et de plantes vertes et resplendissante de lumières, pour assister à l’union des jeunes époux appartenant à la colonie étrangère de notre capitale : le comte Georges Iraschko et Mlle Mariska Romalewsky, sœur du prince Fédor Romalewsky.

» Les témoins étaient pour le marié le marquis de Balmontal, ambassadeur d’Alaxa à Paris, et le général Saint-Pierre, ami de sa famille. Pour la mariée, ses deux frères les princes Fédor et Boris Romalewsky.

» Le service d’honneur était assuré par Mlles Simone et Germaine de Pontis, Mlle Yvonne de Kerdral, Mlle Luce Lesterel, accompagnées de MM. les lieutenants Sorelly et de Kerdral, Pierre Horoff et Michel Serrusky, attachés d’ambassade.

» Dans l’assistance, nous avons remarqué… etc.

» Un lunch élégant servi par… (la réclame ne perd jamais ses droits) réunit ensuite les parents et amis des deux familles à l’hôtel du Faubourg-Saint-Honoré.

» Le soir même, les jeunes époux ont pris le rapide d’Orient, le jeune comte Iraschko voulant aller présenter sa femme à sa famille. »

Voilà ce qu’on put lire dans la plupart des feuilles, voilà ce qui exista jusqu’après le lunch…

Mais, à ce moment, le joli programme avait été troublé, et la fin de l’entrefilet était affreusement erronée.

Après avoir reçu les hommages, les baisers, les compliments à la sacristie et chez elle, — ce qui dura jusque vers quatre heures du soir — Mariska, délicieusement jolie dans sa blanche toilette de satin souple aux merveilleuses dentelles d’Angleterre, Mariska, toute rose de bonheur, fit un signe à Georges.

Il s’approcha, empressé, vers elle.

— Je pense que je peux aller changer de costume ! demanda-t-elle, souriante, si nous voulons prendre le train à six heures.

— En effet, répondit-il avec un chaud baiser sur la main de sa femme ; je vais d’ailleurs sauter en voiture et aller chez moi, revêtir, moi aussi, un costume de voyage à moins que…

— Quoi ?

— Je vous emmène tout de suite avec moi. Nos bagages sont déjà à la gare.

— Comme vous voudrez… Je me sauve.

Elle partit, légère et radieuse, après un tendre regard à celui qu’elle avait maintenant le droit d’aimer.

Lui retourna vers les salons. Ils se désemplissaient lentement.

Quelques retardataires, sans comprendre qu’ils étaient une gêne, causaient toujours en achevant de grignoter des fruits glacés.

— Où est Roma ? pensa Georges. Si j’essayais d’aller lui dire encore adieu ?… Oui.

Il sortit sur la terrasse, gagna la vérandah qu’il avait vu s’ouvrir sur un petit salon particulier de la jeune femme ; mais il n’y avait personne ni dans la vérandah ni dans le salon. La camériste rangeait le cabinet de toilette :

— Madame est sortie, expliqua-t-elle. Après la messe, elle est rentrée, puis repartie. Madame m’a dit que la maison était trop bruyante, qu’elle allait faire un tour au Bois. Et puis, ajouta la servante qui se souvenait du temps où Georges était « chauffeur » à Tourleven et où elle l’avait trouvé si charmant, je crois que le départ de Mademoiselle cause du souci à Madame.

— Elle sera bien plus seule, en effet. Dites-lui, je vous prie, mon intention dernière, en lui présentant mes respects.

Il sortit.

Boris et Fédor s’étaient réfugiés dans le fumoir, ils étaient graves. L’acte qui venait de s’accomplir leur enlevait ce qu’ils aimaient le mieux au monde : leur petite sœur gâtée, choyée, adulée.

Fédor dit, en voyant passer son beau-frère en uniforme de grande tenue devant la porte-fenêtre donnant sur la terrasse :

— Tu n’as pas idée comme j’ai de la peine à admettre ici cet uniforme de nos ennemis.

— L’homme qui le porte est devenu notre frère, répondit Boris, conciliant. Nous avons toujours désiré que Mariska se marie pour continuer notre famille. Elle a choisi cet homme, elle l’aime ; il est loyal et bon, il la rendra heureuse ; nous devons l’aimer aussi.

Georges entrait :

— Asseyez-vous, dit Boris, restez encore un peu avant de nous enlever notre rayon de soleil. J’espère que vous laisserez Mariska nous écrire tous les jours.

— Mariska fera tout ce qu’elle voudra. Après notre séjour chez mon père, puisqu’il n’a pu venir jusqu’ici, nous reviendrons vous retrouver aux Îles.

— J’en serai content, approuva Boris. Vous connaîtrez notre bonne tante Hilda.

— Est-ce que vous partez toujours pour Arétow, Fédor ? demanda Georges.

— Certainement. Si je ne trouvais ridicule de prendre le même train que vous, je filerais dès ce soir.

Georges sourit :

— Écoutez, dit-il, je vais vous confier un secret, un projet que j’arrange clandestinement.

— Allons…

— Prenez ce train si cela vous convient… vous ne nous y rencontrerez pas.

— Vous avez changé d’avis ?

— Très peu. Seulement, je préfère attendre le départ de demain, laisser croire à tous que nous sommes loin et nous isoler tout simplement chez moi… Après cette journée de représentation entreprendre un voyage de nuit, ne pensez-vous pas que notre chère petite Mariska pourrait être fatiguée ?

Fédor rougit légèrement.

— Agissez comme bon vous semble, Georges ; j’ai une entière confiance en vous. Vous avez assez de délicatesse et de cœur pour comprendre à quel point la femme que nous vous avons donnée est sensitive, naïve et bonne.

— Je le sais, et je puis vous assurer de tout mon cœur que mon affection saura entourer ma chère femme de soins et d’égards. Je vous en prie, soyez sans inquiétude.

Boris tendit la main à son beau-frère. Il avait les larmes aux yeux.

— C’est notre enfant, dit-il, nous l’avons élevée ; elle n’a presque pas eu, la pauvre mignonne, d’autres caresses que les nôtres, puisque nos parents n’étaient plus.

— Ne rappelez pas de choses tristes, Boris.

— Il s’en mêle à tous les bonheurs, mon ami.

— Quelle vérité ! fit Georges. Croiriez-vous que ce matin, à mon réveil, j’ai failli pleurer, si je ne m’étais pas raidi…

— Vous avez eu une mauvaise nouvelle ?

— Oui, hélas ! et toujours ces nouvelles m’arrivent quand je me propose d’être heureux.

— N’y pensez plus.

— J’y pense malgré moi, et parce que cette superbe peau de lion que voilà à vos pieds me le rappelle et me donne un frisson…

— Auriez-vous appris la mort d’un lion ? fit Boris en souriant.

— J’ai appris qu’un camarade, un ancien compagnon d’armes avait été dévoré en Afrique par une bête féroce.

— Comment avez-vous appris cela ? dit Fédor intéressé.

— Par une lettre reçue ce matin d’Arétow, d’un ami commun.

Les deux frères s’étaient regardés, une même question aux lèvres.

Georges continuait, emporté par ses souvenirs — ou peut-être par la fatalité…

— J’ai été d’autant plus impressionné que c’est le cinquième de mes anciens compagnons d’armes, de ceux avec lesquels j’ai fait toute la guerre de Kouranie, qui meurt d’une manière tragique.

Fédor, à ces mots, avait violemment tressailli.

Boris s’était levé, un peu de pâleur aux tempes.

— Qu’avez-vous ? fit Georges surpris.

— Le cinquième, dites-vous ?

— Oui.

— Comment s’appelait cet ami, le dernier ?

— Yvan Orankeff.

Fédor porta la main à son front en un geste désespéré.

— Mais que vous prend-il ?

— Mon Dieu !… et vos cinq compagnons, morts d’une manière terrible, étaient…

— En quoi cela peut-il vous intéresser ?

— Plût au ciel que cela ne m’intéressât pas !

Boris, livide, était retombé dans son fauteuil.