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Fédor le regardait agir, sans l’aider en aucune façon.

À la fin, il prononça :

— Si Dieu veut que cette femme accomplisse encore un stage en ce monde, elle vivra, Yousouf… Tiens, essaie de frotter ses tempes avec le contenu de ce petit flacon. Fais-en passer, si tu peux, quelques gouttes entre ses lèvres.

Ce disant, le prince retirait d’une trousse légère adaptée aux parois de l’esquif, un mince tube de cristal.

Yousouf le saisit, hésitant. Son regard anxieux fixait le maître.

Celui-ci demanda :

— Que crains-tu ?… Agis.

Le marin obéit avec lenteur. Il entr’ouvrit les lèvres de la jeune femme, fit tomber une larme de liqueur, qui coula le long des dents serrées.

Avec un peu de coton hydrophile pris dans la pharmacie du bord, il frictionna les tempes, les paupières. Sous l’action de l’étrange liquide, la peau devenait rose et comme lumineuse.

On aurait dit que le tube brillait d’un éclat phosphorescent à travers la nuit opaque.

Un coup de vent jeta la voile à bâbord avec un claquement. Le canot eut une embardée soudaine. Tout chancela.

— Yousouf, ordonna Fédor, assez. Occupe toi de la manœuvre. Nous virons de bord ; il faut serrer le vent au plus près, courir des bordées. Nous entrons dans le courant des Îles.

Le capitaine se releva, reprit en main l’écoute amarrée à une nageoire de la sirène et se tint l’œil au guet.

L’embarcation filait avec une extrême rapidité dans le sillage mouvant de la lune claire et nettement dessinée au milieu de la constellation du Verseau. Au zénith, la Croix du Cygne et Véga marquaient à peine neuf heures. Très loin, au ras des flots, vers l’Orient, émergeaient Aldébaran, brillant au milieu des Hyades plus ternes, et Capella, multicolore et scintillante, vers laquelle cinglait tout droit l’esquif.

Plus d’une heure s’écoula sans qu’un mot fût échangé dans le canot.

De temps à autre, Yousouf renouvelait quelques frictions rapides sur le visage glacé de la noyée. Une fois, il lui sembla qu’un souffle avait gonflé sa gorge. Il s’écria, joyeux, transfiguré :

— Elle vit !…

— Oui, confirma le prince, ses cils ont tressailli. C’est tout ce qu’il faut pour le moment ; on la soignera cette nuit à l’Île Rose.

Maintenant se profilait devant les navigateurs une haute masse rocheuse. Sous l’obscure clarté stellaire, sa nuance rosée se devinait. Le granit rouge qui l’encerclait, additionné de porphyre, brillait dans les reliefs.

La mer déferlait, moutonnante, à sa base. Il n’y avait pas de port.

— Attention ! observa Fédor. Nous arrêtons ici. Tu connais l’abordage, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Échoue sur la grève.

Ce disant, il mettait le cap vers une anse sablonneuse visible entre les rochers sombres.

Ce fut rapide. Une vague lança la légère barque sur la côte molle. Le marin s’élança, saisit l’amarre.

Juste à ce moment, deux molosses énormes bondirent avec des abois furieux vers Yousouf.

— Paix ! les petits !… dit doucement le prince kouranien. Voyons, Tigre, Lion, du calme !

Aussitôt, les chiens changèrent la note de leur voix, et ce furent des jappements joyeux qu’un écho sonore répercuta.

Yousouf, sans perdre une minute, avait serré la chaîne du canot dans le collier des bêtes, et les faisait tirer avec lui pour abriter le bateau hors des lames. Ensuite, il saisit dans ses bras solides la forme blanche encore inerte, et suivit son maître qui, armé de la lanterne, marchait contre une falaise abrupte.

On alla quelque temps ainsi. Puis Fédor s’arrêta devant une grille étroite retenue entre deux rocs. Il fit jouer à travers les barreaux un ressort intérieur, et le petit groupe franchit l’enceinte.

Ils étaient à présent dans une grotte naturelle au plafond décoré de splendides stalactites, de cristaux natifs, de plaques micacées renvoyant la lueur du falot.

Soudain, dans les bras de Yousouf, le corps qu’il portait avec d’infinies précautions eut un soubresaut.

La jeune femme frémit. Un cri rauque sortit de sa gorge, une terrible secousse nerveuse tordit ses membres, et ses yeux dilatés s’ouvrirent tout grands…

Yousouf posa à terre son fardeau. La malheureuse se tordit, en proie à une violente attaque de nerfs.

— C’est la réaction amenée par le révulsif, expliqua le prince. Prends la lumière, Yousouf, et éclaire-moi.

Ce disant, Fédor s’était agenouillé près de la jeune femme. Il mit une main sur son front, une autre sur son cœur, et il la fixa de ses rayonnantes prunelles.

— Hanna, dit-il, revenez à vous !

Un silence de quelques secondes. Ensuite, le prince prononça encore :

— Hanna, revenez à vous ! Je le veux !… Vous êtes ici chez des amis très chers auxquels vous devez la vie. Oubliez le passé qui est mort… Vous n’avez plus sur terre ni famille, ni époux… Vous êtes soumise à moi seulement et vous n’aurez désormais d’autres pensées que celles inspirées par ma volonté.

Il fit glisser sa main sur les yeux de celle qu’il venait de suggestionner si énergiquement. De nouveau, il lui injecta une solution entre les lèvres, puis, roulant son mouchoir, il lui entoura le front de cette espèce de cordelette et la noua fortement.

— Reprends ta charge, Yousouf, commanda-t-il ensuite.

Le marin obéit et le petit groupe monta une pente douce et sèche.

Bientôt, une clarté colorée vint à eux. Un air suave et vivifiant impressionna leurs poumons, et ils arrivèrent à une autre grille, plus haute, plus solennelle.

La lourde porte de fer forgé glissa silencieusement sur ses gonds. On traversa un parc merveilleux, aux arbres immenses et touffus, projetant sur les allées sablées des ombres fantastiques. Puis les arrivants se trouvèrent dans un hall très haut, superbement décoré de plantes, de fleurs et de torchères aux flammes roses.

Sur un amas de coussins, un valet sommeillait. Sa livrée rouge et rose le mettait absolument dans la note de l’île.

— Ces dames sont couchées, Alype ? interrogea le prince Fédor.

— Non, monseigneur, répondit l’homme sans témoigner de surprise à la vue de l’intrusion faite dans son domaine. Mademoiselle s’est retirée chez elle ; mais Madame n’a pas encore sonné sa femme de chambre.

— Va prévenir Madame de mon arrivée et appelle une fille de service.

Le domestique obéit rapidement et en silence.

Sur un signe du maître, Yousouf avait posé son fardeau ruisselant sur un sofa. L’entrée rapide d’une servante, vêtue d’une élégante livrée analogue à celle du valet, vint délivrer le marin de sa garde angoissante.

— Déshabillez cette femme, ordonna le prince, mettez-lui du linge chaud et sec. Couchez-la, et veillez sur elle toute la nuit. Puis, se tournant vers le capitaine, très impressionné :

— Nous repartirons au jour pour l’Île Verte. Fais rentrer la sirène. Nous prendrons pour naviguer, demain l’électric : Excelsior.

— Le canot automobile ?

— Oui.

Yousouf jeta un regard sur celle qu’il était parvenu à sauver. Ses yeux suppliants se reportèrent sur le maître. Ses lèvres tremblèrent, mais il n’osa articuler un mot et sortit lentement, comme à regret.

Fédor allait quitter le hall, disparaître au fond, sous les tentures cramoisies qui séparaient l’entrée de l’intérieur du palais.

Avant de soulever la portière, il se retourna :

— Ouka, dit-il de sa voix impérative à la servante, vous n’ôterez pas le mouchoir noué autour des tempes de la malade. Qu’elle le demande ou non, je le défends…

— Elle s’agite, monseigneur.

Le prince revint sur ses pas. De nouveau, il s’approcha d’Hanna et remit sur sa tête sa main glacée.

Tout bas, il prononça des mots que nul n’entendit.

Il prit ensuite dans son portefeuille une fleur séchée et un petit morceau de métal rougeâtre ; il les glissa sous le mouchoir qui encerclait le front de la jeune femme, le resserra encore, puis se releva pour partir définitivement.

Une apparition venait de lever devant lui le lourd rideau de velours.

C’était une femme grande, mince, entièrement vêtue de blanc argenté comme ses cheveux neigeux.

Elle noua ses bras au cou de Fédor, tandis qu’il la pressait tendrement contre son cœur.

— Tante Hilda !

— Mon cher enfant ! Comme j’ai été inquiète de toi !…


V

MARISKA

La tante et le neveu s’étaient installés auprès d’une vaste baie donnant sur la mer.

Aucune lumière n’éclairait leur tête-à-tête. Le reflet de l’eau claire, où se miraient les étoiles, empêchait seul la nuit d’être intégrale autour d’eux.

L’un près de l’autre, assis sur un divan, ils se reposaient, le cœur librement ouvert aux confidences.

— Mariska dort ?

— Je le pense, Fédor. Tu n’as fait en abordant nul bruit qui pût la réveiller ?

— Non. Je suis entré par le passage des rochers. J’ai échoué là ma yole devant la petite grille. Je voulais te voir d’abord pour retremper mon âme qui vient de souffrir… ensuite afin de te demander asile pour une infortunée que, par une sotte pitié, j’ai laissé vivre.

— Tu as donné tes ordres à son sujet ?

— Oui. J’ai dit qu’on la soigne. Avant de partir demain, je l’observerai. Si, comme je le crois, elle a perdu la mémoire, nous pourrons la laisser libre ; sinon, j’essaierai sur elle un autre moyen.

— Qu’as-tu fait ?

— J’ai d’abord anesthésié son cerveau par l’hypnotisme. J’ai dégagé sa personnalité seconde par le fluide de mon vouloir personnel ; ensuite j’ai placé sur sa tête, à l’endroit où se trouve la circonvolution cérébrale répondant au souvenir, une fleur magnétisée de mnémor olvis, j’ai mis par-dessus un fragment de varium obtenu par mes combinaisons métallurgiques ; enfin, j’ai serré fortement, de manière à couper l’épiderme et à impressionner les méninges.

— Elle souffre ?

— Oh ! sûrement. Mais elle n’en a pas conscience ; elle croit rêver.

— Qu’aurai-je à faire ?

— Rien. La surveiller… Si elle te raconte des choses vraies — ce que tu reconnaîtras à ce que je vais te révéler — tu l’isoleras jusqu’à mon retour. Sinon, laisse-la libre.