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Mais le principe latent de haine et de vengeance reprenait la discussion intime avec sa conscience :

« Toi, criminel ?… Non, puisque tu conserves la vie de cette femme, que plus tard tu la rendras aux siens, en obtenant peut-être l’indépendance de ton pays, de tes frères vaincus… Et puis, maintenant que l’ennemi a détruit ton domaine, brûle, tué sans merci les chers vieillards tes parents, aurais-tu de la pitié pour le vainqueur ? »

L’âme bouleversée par ce combat intime, Fédor trouvait la force de relever le front, d’avaler quelques gorgées de vin doré, de répondre à la bienveillante causerie de son cousin Rumka.

Naturellement, celui-ci parlait de la guerre, de la revanche…

Yvana, insouciante des événements, écoutait le dialogue dans l’unique but de comprendre la langue, de forcer sa mémoire, close comme un livre fermé à tout souvenir.

Il lui fallait reconquérir peu à peu l’édifice de science, remonter le vide de sa pensée.

Elle éprouvait une sensation indéfinissable à écouter, comme si d’insaisissables rayons avaient passé devant elle, comme si en une eau claire, aux remous tumultueux, une vague plus lente eût, l’espace d’une seconde, permis d’entrevoir le fond.

Elle sentait un frisson, comme dans les ténèbres on éprouve, sans la saisir, l’impression d’un être invisible.

Sa situation était celle d’un enfant qui naîtrait à vingt ans, ou d’un habitant d’une autre planète venu sur notre terre en Robinson.

Elle agissait presque en automate, lasse de creuser sa conscience silencieuse, et sa peine morale s’accentuait chaque jour.

En acquérant la science, en observant le milieu et le contact des autres êtres, en développant l’esprit de recherches invinciblement brisé la porte d’airain du mystère, elle s’usait…

Rumka la comblait d’égards : elle y répondait par un sourire, un mot aimable. Son regard, posé sur le vieillard, avait une expression bienveillante, mais il redevenait de glace quand il dérivait sur Fédor.

Alors celui-ci s’effrayait au fond de lui-même…

Yvana devinait-elle ses sentiments intimes, ses projets ?…

Aurait-elle un vague souvenir qui persisterait, imprécis, malgré les essais scientifiques de Boris — souvenir qui grandirait et peut-être éclaterait, mettant au jour l’intrigue odieuse ?…

Un instant, la presque répulsion d’Yvana pour lui fit trembler Fédor.

Sa déception était horrible. Il avait tout prévu, sauf cela.

— Tu vas, j’espère, me rester longtemps, pria le comte Rumka. Tu seras plus tranquille chez moi que partout ailleurs ; tu peux même t’illusionner : le malheur n’est pas venu jusqu’ici… et nous sommes encore en pays libre.

— Pour peu de temps, crois-le.

— Hein ?

— Le vautour a pris goût à la curée, il reviendra.

— Il faut, en tous cas, qu’il se retrempe, lui aussi, car nous lui avons arraché bien des plumes.

— Et s’il lui reste seulement deux ailes ! dit Yvana.

Fédor Romalewsky eut une contraction des sourcils à ces paroles de protestation instinctive.

— Non, dit-il gravement, je ne puis rester chez toi, Rumka. Je dois songer à tant de choses maintenant…

— À quoi ?

— J’ai le projet de m’installer en France. Là au moins je serai libre. Nul ne songera à m’espionner, et pendant que les nôtres répareront leurs forces, je travaillerai en sous main à me faire des alliés. En France, on aime peu les trônes et les rois, les absolutistes du genre de notre autocrate sont honnis.

— Pas tant que tu crois. Les Parisiens acclamaient, il y a peu de temps, les souverains étrangers.

— Sans doute, le peuple est courtois, et puis il aime la mise en scène, les fêtes, les illuminations. Mais l’âme française veut la liberté.

— Ensuite ?

— Ensuite, j’ai ma jeune sœur Mariska en pension à Paris, La mignonne ne sait rien de nos malheurs. J’essaierai par ma tendresse d’atténuer son chagrin, quand elle saura… Puis je la conduirai aux vacances chez notre tante Hilda. Elle ne verra pas ainsi ce qu’est devenu notre pauvre Narwald.

Yvana rêvait, les yeux sur la mer, où s’enfonçait le globe rouge du soleil. Elle ne prêtait, semblait-il, aucune attention aux paroles de Fédor.

Il venait de nommer sa sœur, espérant une question sympathique, mais le silence indifférent continuait…

Il se leva de table en soupirant.

Comme d’habitude, Rumka offrit son bras à la jeune femme pour passer au salon. Elle voulut se retirer aussitôt, laisser en présence les deux parents libres d’échanger leurs confidences.

— Restez ! supplia Fédor, qui la voyait fuir avec le regret de ne l’avoir pas conquise.

— Non. Vous devez avoir à vous entretenir ensemble de votre famille. Je suis une étrangère, moi. Bonsoir.

— Une étrangère, vous ?… Mais ne savez-vous donc pas, Roma, qu’un lien nous unit, qu’un peu du même sang coule dans nos veines ?

— Ce doit être bien peu ; et, par la blessure que j’ai reçue, il a dû s’épancher, car, en vérité, je ne sens aucun aimant m’attirer vers vous… Prince, à demain. Je vous attendrai ici vers dix heures…

Elle partit, fière et calme, abandonnant à sa déconvenue le malheureux Fédor.

— Ah ! soupira-t-il, serait-ce le cœur qui est atrophié chez elle ?

— Non, expliqua Rumka, ce n’est pas le cœur. Elle est au contraire d’une sensibilité extrême, inquiétante… Il y a ici quatre blessés, j’ai organisé une ambulance à Etchingen. Nous y avons des Slaves et des Kouraniens. Roma va les voir, les consoler. Elle met sur leur lit des fleurs, des fruits. Elle est pour tous également bonne sans distinction de parti.

— Et toi ?

— Elle est charmante et douce. Je ne l’ai jamais vu agressive comme ce soir… On dirait que c’est ta vue qui l’a transformée, mon pauvre ami.

— Je ne puis deviner la cause de cette attitude.

— C’est une antipathie naturelle. Il y a dans la nature des animaux instinctivement hostiles. Les êtres humains sont pareils. Certains végétaux ne peuvent vivre dans le même air : c’est une loi physique basée certainement sur une aimantation dont nous ignorons les pôles. Mais cet état primordial peut s’amender.

— Tu crois ?

— Ne t’alarme pas. Tu lui parleras demain plus facilement en tête-à-tête. Que lui diras-tu ?

— Son histoire…

— Telle quelle ?

— Avec le plus de vérité possible. Lui révéler tout serait la tuer de douleur.

— J’ignore cette histoire et ne te la demande pas. Je devine un secret… Or, je préfère l’ignorance à la discrétion.

— Et tu es un sage. Au revoir, je vais rentrer à bord, j’y passerai la nuit ; j’ai des ordres à donner, des papiers à mettre en ordre. Je serai ici demain à l’heure convenue. Merci, Rumka, tu as été la Providence de cette exilée.

Les deux hommes se serrèrent la main avec chaleur et se séparèrent sur le seuil du château.


VIII

INTUITIVE MÉFIANCE

Le lendemain de ce jour, quand Fédor Romalewsky pénétra dans le salon où l’attendait Yvana, il s’était cuirassé de sérénité.

Il possédait bien son rôle, savait son jeu et se tenait prêt à toute riposte. Il sentait nettement une hostilité sourde — instinctive — en cette jeune femme ; et il voulait à tout prix s’efforcer de la dissiper.

La cause, hélas ! il la pouvait saisir, mais ne voulait pas, même en sa propre conscience, se l’avouer. Il avait sur Yvana une supériorité morale et physique. Il était fort en face de cette martyre encore convalescente. Il avait la pleine possession de sa pensée devant le vacillement encore incertain de celle de l’ancienne impératrice.

Il vint saluer la jeune femme, profondément, et lui tendit la main.

Elle mit ses doigts fins, glacés, amaigris dans cette main tendue, chaude et douce. Il les effleura de ses lèvres.

Elle le regardait avec attention… Et soudain :

— Où vous ai-je connu ?

— Voici longtemps, chez votre père. Vous étiez un bébé, moi un jeune homme ; vous m’accueilliez alors avec un sourire et vous veniez grimper sur mes genoux.

Un silence suivit ces mots ; la jeune femme répondit :

— Vous savez quelle nuit s’est faite dans mon âme… J’ai passé par une crise telle que tout souvenir a disparu de mon moi… Quand j’ai été assez forte pour constater ce vide affreux, j’ai éprouvé un désespoir fou, bien près de me rejeter dans la tombe d’où je venais m’échapper…

— Ne dites pas cela !

— La douce créature qui me soignait m’a consolée de son mieux, m’a avoué, elle aussi, me voir pour la première fois et ne pouvoir rien m’apprendre ; mais elle m’a parlé de vous comme d’un sauveur. Je l’ai cru, j’ai espéré, j’ai langui dans l’attente de votre venue… Quand je vous ai aperçu, un froid a glacé mon cœur… Il m’a semblé que le sauveur attendu…

— … Achevez, de grâce !

— … Était le bourreau…

Fédor eut un geste terrifié ; une sueur froide inonda son front pâli.

— Je parle comme je pense, reprit Yvana. Je sais mal organiser mes phrases. Je suis une novice. Les mots qui me viennent aux lèvres se forment dans ma conscience ; je ne peux pas les arranger selon l’usage mondain. Il ne faut pas m’en vouloir.

— Oh ! non.

— Racontez-moi l’histoire passée, ce que j’étais, ce que j’ai fait, ce qui est survenu. Laissez comme moi les mots vrais s’évader de votre âme.

— Je vous dirai tout, madame… Seulement, je vous en supplie, n’ayez pas d’idées préconçues. Je ne puis dire à quel point vous me causez de souffrance. Dans le dévouement absolu et affectueux de mes actes, votre injustice me navre.

— Parlez simplement. Je comprends encore mal l’artifice des phrases… Soyez net. J’aime tout mieux que le mensonge ou la dissimulation.

Fédor se rapprocha de la jeune femme. Son âme, se bouleversait étrangement devant cette exquise et malheureuse créature, se noyant de remords et du chagrin que lui causait son antipathie.

Il dut attendre un peu, réfléchir. La lucidité instinctive de sa victime l’effarait.

— Je vais remonter à votre enfance, madame, dit-il enfin. Votre vie s’est écoulée auprès de la mienne, liée par le lien familial, ainsi que je vous le disais hier. Votre père et le mien, fils de deux cousines germaines, étaient en plus d’excellents amis.

— Comment s’appelait mon père ?

— Litzio…

— Après… ce n’est qu’un nom de baptême…