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Alors, libéré de toute contrainte, le prince enfonça ses éperons dans le ventre de sa bête et partit à fond de train.

Il avait besoin d’un violent exercice ; ses nerfs, avaient peine à conserver leur équilibre en ce pays de souvenirs torturants.

Car cette route, jadis, avait été suivie par la troupe emmenant le prince ligoté après le meurtre de sa famille…

Derrière lui se profilait la masse énorme, sombre, à peine trouée de lumière, de l’ancienne capitale libre des Kouraniens, maintenant asservie à l’absolutisme impérial.

Devant lui, la forêt de Narwald, au milieu de laquelle s’élevaient les ruines du château carbonisé, son berceau détruit ; et, dans un haut massif de cette forêt, le mausolée recouvrant les cendres des martyrs de la guerre.

À une côte abrupte, Fédor fut obligé de laisser souffler sa bête. Un peu d’accalmie se faisait dans l’atmosphère ; une chaleur humide et lourde planait…

L’aîné des Romalewsky enleva son chapeau pour donner à son front brûlant un peu d’air. Il se sentait affreusement seul, allant vers son nid d’enfance, où il serait reçu seulement par des morts… où il ne trouverait que des tombes pour appuyer son cœur…

Est-ce que, au milieu de cette nuit sinistre, il n’allait pas venir vers lui un fantôme, un revenant… une âme délivrée ?… Est-ce qu’il n’entendrait pas une voix d’outre-tombe ?

Tous ces gémissements de la nature, ces souffles, presque ces cris, qui s’échappaient des bois, n’allaient-ils pas avoir un accent articulé, une parole intelligible et douce ?… N’allaient-ils pas prononcer un conseil, un mot éclairant le douloureux désordre de sa conscience ?

Est-ce que les nuages fantastiques qui couraient si vite entre les étoiles et la terre n’allaient pas revêtir une forme, tracer un symbole, un indice ?

Comme un éclair, un rayon n’en jaillirait-il pas ?

Pourquoi, au milieu de l’univers où parle, dit-on, l’Esprit du monde, le Weld-Geist de Faust, était-il si abandonné et si malheureux ?

Le créateur des équilibres des astres et des êtres dont nous sommes un reflet, dont la parole profonde jadis retentissait sur le Sinaï, parlait aux patriarches, soulageait les martyrs, pourquoi ce créateur n’a-t-il donc pour nous que des préceptes, anciens, puisque l’actualité de nos vies le laisse silencieux ?…

La Foi seule, la Croyance et l’Espoir restent les uniques flambeaux de nos nuits.

Fédor pensait ces choses. Ses lèvres appelaient haut dans ce désert, ceux qu’il avait aimés…

Il osait faire vibrer les sons, crier comme un enfant : « Mère, viens ! » Il attendait, les yeux bien ouverts et retenant son souffle pour mieux entendre.

Et rien… rien…

Les oiseaux de nuit, effarés, rayaient sa route de leur vol lourd, le cheval grattait le sol d’un sabot impatient. Il hennit, marcha sans y être invité, allongeant sa tête fine vers une branche.

— Voit-il, pensa Fédor, une chose que je ne soupçonne pas ? On dit que les animaux ont une vision autre que nous, que leurs prunelles contemplent dans l’infini les esprits qui, selon saint Paul, s’agitent en masse entre nous, et que nos prunelles, couvertes d’écailles, ne peuvent saisir…

Mais le cheval mordit une feuille et revint au milieu de la route.

Le prince eut un amer sourire. Il sauta à terre, passa la bride de sa monture autour d’un tronc et escalada un talus.

Il était maintenant en pleine forêt. La nuit était si absolument complète qu’il ne pouvait se diriger qu’à l’aide de son instinct vers l’enclos où s’élevait le monument funèbre.

Il marchait lentement, les mains en avant, gardant malgré lui cette illusion voulue que ses doigts seraient saisis par un contact aimé…

Le vent ne gémissait plus ; de simples bruissements d’herbes frôlaient Fédor ; une odeur de feuilles mortes, de tiges écrasées montait… Des bêtes sautaient au ras du sol.

Il avançait.

Il prit dans sa poche une petite lampe électrique, reconnut dans le jet lumineux la barrière entourant l’enceinte funèbre. Il suivit cette barrière haute, hérissée de piques et arriva devant la grille close.

Fédor prit la clef cachée dans une souche creuse, ouvrit, entra et referma.

Il était au champ des morts…

Les ifs accrochaient ses épaules de leurs branches basses, allant en diminuant leur envergure, ce qui dégageait tout un pan de ciel.

Sous les nuages, en course indéfinie, la clarté lunaire posait une lueur sur une colonne de marbre blanc, au sommet de laquelle un ange, les ailes éployées, tendait vers le ciel des bras suppliants.

Au bas de la colonne, deux marches, dures et polies, où s’inscrivaient les noms du prince Romalewsky et de la princesse sa femme, avec une date et ces mots « Assassinés par les officiers de l’armée impériale. »

Fédor s’écroula sur ces dalles ; il était à bout de forces.

En son âme meurtrie, il n’y avait plus d’énergie. Il tombait sous le fardeau de la douleur immense…

D’abord il haleta, le visage en pleurs ; puis les sanglots cessèrent. Il demeura à genoux, courbé au sol, le front dans les mains.

Son rêve solitaire se prolongeait, sans que la force reparût. Il s’obstinait à attendre, à vouloir un avis d’outre-tombe… un avis qui ne venait pas…

L’aurore le surprit en son attitude lasse, glacé du matinal brouillard. Les hennissements angoissés de son cheval lui venaient de loin, et, soudain, un bruit de pas sur les feuilles le fit tressaillir.

Il eut honte de son attitude affaissée, de ses yeux en larmes. Il se leva.

La clef, de nouveau, grinçait dans la serrure de la grille.

Un homme entra.

— C’est toi, Kalir ?

— C’est moi, monseigneur. J’ai entendu votre cheval et j’ai deviné… Je savais que vous alliez venir… on m’a câblé des îles d’ériger les deux croix de pierre…

— Oui, justice encore une fois est faite, Kalir. Tu as achevé ta besogne ?

— Pas entièrement, monseigneur. Les croix sont debout, mais il faut tasser la terre autour. Voyez, le jour monte à présent, il est presque six heures… Depuis quand êtes-vous là ?

— Je ne sais pas. Je viens des îles.

— Vous êtes blême comme ce marbre, monseigneur ; il faut venir chez nous. Myrrha a du feu et vous préparera du café.

— Tout à l’heure, mon ami… Qu’as-tu à me dire depuis le dernier voyage.

— Rien, monseigneur. Je reste fidèle à mon triste poste de gardien du sanctuaire. Je soigne les plantes et lave les marches du monument. Ma femme entretient les fleurs et les couronnes fraîches. Je vois rarement des visiteurs.

— Rarement ?

— Cependant, il y a quelques semaines, il est venu des Anglais. Ils voulaient entrer dans l’enceinte. J’ai refusé, naturellement. Ils s’étonnaient de ce campo solitaire, si lointain… si retiré…

— Ensuite ?

— Ensuite, j’ai vu encore un officier de gendarmerie ; il entendait pénétrer, lui aussi, jusqu’au monument, lire les inscriptions. Je l’ai expédié avec l’entrain d’un Kouranien contre un Slave. C’est tout ce que j’ai vu, monseigneur…

— Bien.

— À présent, rentrons, je vous en supplie. Vous allez prendre du mal ici.

Fédor, encore une fois, s’agenouilla sur la pierre, se recueillit un instant et releva le front. Il alla vers les deux croix nouvelles, relut les inscriptions, salua avec respect et suivit le gardien Kalir.

Dans la maisonnette chaude, où brillait un feu vif, Myrrha avait servi un déjeuner sommaire. Elle offrit au maître visiblement aimé et respecté ce qu’elle avait de meilleur.

Soudain, la physionomie de Fédor s’éclaira. Un petit garçon, pieds nus, en chemise, venait de se laisser glisser hors du lit. Il accourait en riant vers l’hôte, tendant ses menottes grasses vers le morceau de sucre imbibé de café que lui présentait le prince.

— Stello, dit la mère avec plus de douceur que de gronderie, comme tu es familier !

— Laissez venir les petits ! dit Fédor. Ne suis-je pas le père de plus de mille orphelins ? Je vais, avant de m’en aller, monter jusqu’à l’asile. Kalir, va chercher mon cheval et prends-en soin. Stello, embrasse-moi bien fort et retourne au lit, mon mignon… Merci à vous, Myrrha. Soyez heureux tous les trois.


XVI

SUR LES RUINES DE NARWALD

Seul de nouveau, mais plus réconforté, l’aîné des Romalewsky, attiré par les ruines de Narwald qui se profilaient dans le ciel rouge du matin, montait la pente boisée, glissante sur les aiguilles tombées des sapins.

Il allait vers une douleur nouvelle, goûtant l’amère joie de se torturer soi-même. Il entra par la porte béante.

Aucune réparation jamais n’y était faite. Les trois frères avaient voulu que la pierre — seul vestige du château — parlât aux passants.

Et elle racontait le drame, cette pierre calcinée, recouverte encore par endroits de quelques débris de plâtre et de boiseries.

Longtemps même, il était resté des lambeaux de tentures ; on les voyait flotter au vent par les fenêtres sans vitres ; puis les ans avaient fini par emporter l’étoffe on ne sait où…

Plusieurs fois, des maraudeurs s’étaient glissés discrètement pour chercher dans les cendres, mais ils avaient perdu leur temps. Après l’incendie, les soldats de l’armée ennemie étaient revenus et avaient fait main basse sur l’or, l’argent, les bijoux épargnés…

Rien n’était resté…

À la signature de cette paix onéreuse humiliante qui annexait la Kouranie au grand empire d’Alaxa, les frères Romalevsky s’étaient réunis pour chercher à leur tour, glaner de chers souvenirs. Ils n’avaient rien pu recueillir.

Tout avait disparu.

Leurs papiers de famille étaient dévorés, leur galerie d’ancêtres brûlée. Tout ce qu’ils purent relever de ce gigantesque incendie, ce fut quelques os humains blanchis et friables. Pieusement emportés, ces débris emplissaient un petit cercueil d’argent massif déposé sous la colonne du mausolée.

Fédor errait de pièce en pièce.

Elles étaient moins sinistres à présent, envahies de lierre et de vigne vierge, rougie à cette saison, superbe d’éclat au soleil levant.

— Voici notre chambre, se disait le malheureux errant. C’est là, contre cette fenêtre, que mon père et ma mère furent traversés par la baïonnette de Popoloff !… Leur sang mêlé rejaillit sur ce mur.

Il s’approcha, baisa la pierre et marcha plus loin.

— Ici était notre salle d’études à mes frères et à moi… Voici le boudoir joli, blanc et azur de notre petite sœur. À présent, il est vert et rouge, grâce à ces plantes envahissantes.

Et, plus loin encore :

— Là se trouvait la salle d’armes. J’y ai appris à tenir une épée, à viser une cible. Dans cette autre pièce, nous prenions nos repas ensemble, si gais, si unis tous jusqu’au jour fatal.