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» Le gouverneur donna l’ordre d’ouvrir le cabanon. Un être tordu, sanglant, broyé par des chaînes dans lesquelles il mordait, m’apparut, hideux.

» D’abord, je reculai.

» Puis, dominant cette lâcheté, je revins.

« À cette époque, je travaillais activement avec un Égyptien, docteur et mage, la physiologie, le magnétisme et la chimie. Une idée me vint.

» — Donnez-moi ce martyr, dis-je au gouverneur, je tenterai sur lui une expérience médicale, peut-être utile à l’humanité. Il ne souffrira pas davantage, et, s’il est délivré de la vie, ce sera son bonheur.

» — Oh ! prenez-le, répondit le directeur, enchanté d’être débarrassé d’un pareil forcené. Prenez-le vite, vous me rendez un immense service.

» J’appelai plusieurs de mes matelots ; on fit avaler au prisonnier une liqueur somnifère, on le déchaîna et on l’emporta inerte à bord. »

Yousouf avait relevé la tête. Il fit un mouvement pour se jeter aux genoux du prince.

Celui-ci l’arrêta d’un signe et reprit :

— Le savant égyptien, Amnoun, examina avec soin l’être lamentable qu’on avait étendu sur une table dans l’entre-pont. Il palpa les bosses crâniennes, comprit à la chaleur qu’elles dégageaient d’une manière différente, où se trouvait le siège du mal. Il mesura au biomètre la résistance animique du fou, puis me pria de faire lever l’ancre.

« — Voulez-vous, me dit-il, que nous fassions une tentative ? Elle est si grave que je n’ai jamais encore osé en entreprendre de pareille. Mais, dans le cas présent, que risquons-nous ? Tuer ou guérir. Il est probable que si nous pouvions consulter le malade, il se prononcerait pour l’essai.

» J’approuvai.

» Nous éveillâmes Josef Astor à l’aide d’un puissant réactif. Il roula autour de lui des yeux épouvantés, bondit, tel un jaguar, et nous n’eûmes que le temps de le maintenir afin qu’il ne se brisât pas contre les parois de la cabine.

» — Voilà qui est concluant, dit Amnoun. Il faut agir.

» Des marins lièrent de nouveau l’homme sur une table. Un aide lui fit respirer du chloroforme, et le docteur pratiqua l’opération du trépan.

» Quand le cerveau fut à nu, le chirurgien me montra un petit abcès à peine gros comme une tête d’épingle, placé sur une circonvolution médiane.

» — Le mal est ici, dit-il… Je vais enlever cet abcès et ses adhérences. Il y a pas mal de lésions autour, mais j’ai vu des corps vivre avec une moitié de cervelle. Cet homme n’en perdra que le dixième environ.

» II opéra avec une dextérité admirable, replaça le couvercle de la boîte crânienne, banda, aseptisa, mit le patient au lit et ne le quitta guère pendant neuf jours.

» La suture se faisait normalement, Josef ouvrait les yeux, balbutiait des mots.

» Au bout d’un mois, il marchait droit, le cervelet était demeuré intact. Il mangeait, dormait et causait. Toute agitation avait disparu.

» — C’est une éducation à faire, m’expliqua le praticien. Nous allons de nouveau ensemencer cette cervelle. Cet homme a perdu entièrement la mémoire du passé. Nous avons une tâche superbe à tenter : transformer ce bandit en honnête homme, faire de ce traître un dévoué.

» — Comment ?

» — Il faut tout de suite l’enlever du milieu où des indiscrétions pourraient le troubler. Voulez-vous me le confier ? Je vais parcourir l’Inde. Je l’instruirai en voyageant.

» — D’accord !

» Nous débarquâmes le ressuscité, nous l’appelâmes Yousouf… »

Le marin s’était emparé de la main du prince. Il la pressait sur ses lèvres, les yeux en larmes, incapable de parler.

— Calme-toi, dit Fédor, je n’ai pas encore achevé : le mage découvrit chez son pupille des dispositions précieuses pour la marine. Ce déséquilibré adorait la mer, il avait l’instinct des changements atmosphériques.

» Amnoun l’appelait parfois en riant sa « rose de Jéricho », parce qu’il était hygrométrique, pressentant les grains, les vents, les tempêtes.

» Il lui enseigna les mathématiques extrêmement vite. Les anciennes cellules cérébrales, jadis impressionnées par les études antérieures, retrouvaient sans doute leur activité première, étant soumises à un exercice spécial de coordination.

» Yousouf, en peu de temps, devint un parfait marin. C’est alors que je lui confiai la direction d’un de mes navires… »

— Monseigneur, balbutia Yousouf, vous me demandiez, au début de cet entretien, si je voulais quitter mon bienfaiteur… Oh ! non, jamais ! Je lui appartiens pour toujours, corps et âme.

— L’âme est à Dieu. Continue à maintenir la tienne sur le chemin du salut. Tout ce que je viens de te dire a-t-il réveillé en toi une vague réminiscence ?…

— Aucune…

— Cependant, tu ne doutes pas…

— Moi ! Douter de votre parole !

— Je veux, malgré cela, te donner une preuve. Ton visage n’a pas changé, tu as à peine vieilli, chose étrange. Quand nous serons à Kronitz, tu te rendras à la bibliothèque de la ville, tu t’y feras livrer la collection des journaux de mars 1900, tu y liras le procès de Josef Astor. Dans les journaux illustrés, tu verras ton portrait… et tu compareras…

— Un mot encore, monseigneur. Et ma famille ?… M’en reste-t-il ?

— Ton père mourut de chagrin pendant le procès. Tu avais une sœur fiancée à un officier de la garde impériale. Le mariage fut rompu et la pauvrette se réfugia, je crois, dans un couvent.

— Mon Dieu ! Où ?… Vit-elle encore ?

— Cela, je l’ignore. Mais tu feras aussi bien de ne pas t’attacher à retrouver ta sœur.

— Pourquoi ?

— Tu serais pris peut-être pour un imposteur et, dans le cas contraire, reconnu ce qui te donnerait de nouveaux ennuis avec la justice impériale. Qui sait même si on ne te renverrait pas à Kourk ?

— C’est vrai.

— Non, tu es « un autre » ; tu as accompli une évolution terrestre. Il serait nuisible pour toi de trop penser. Rejette de tes songeries cette histoire lamentable, occupe-toi de tes travaux, attache-toi à ton métier tu pourras peut-être encore cueillir un peu de bonheur.

— Du bonheur ?…

— Tu as paru aimer cette femme que tu as sauvée presque malgré moi des flammes de l’Alcyon. Vos deux existences peuvent se mêler pour l’avenir.

— L’avenir !… répéta encore le marin.

— Remonte sur le pont. Une véritable tempête nous secoue, il va falloir carguer les voiles, ne plus marcher qu’avec la machine. Je crains de ne pouvoir entrer dans le port. Vois donc à la manœuvre… Comme je veux arriver cette nuit, dis qu’on ne craigne pas d’échouer le yacht sur la côte ; on se sauverait toujours avec les embarcations. Je ne tiens qu’à la vie de l’équipage ; si le navire est perdu, peu m’importe.

— Cependant, un si beau bateau !…

— On en construira un autre. Si rien ne s’usait, à quoi donc s’occuperaient les ouvriers ? Quelle besogne mettrait dans leur poche le salaire de vie ? Ceux qui ont l’or doivent le semer pour qu’il produise, non en aumônes, mais en travail… Va…


XV

LE CAMPO-SANTO

Malgré la rafale, d’une violence extrême, le prince Fédor n’avait pas jugé à propos de passer la nuit à Kronitz.

Il voulait être à Paris dans un mois, ainsi qu’il l’avait promis à Mariska, et, pour cela, il n’avait pas de temps à perdre.

Il lui fallait auparavant se rendre en Auvergne, à Tourleven, où l’appelait souvent un attrait étrange et mystérieux :

Une adorable figure de femme, la châtelaine dont avait parlé Hanna Pablow peu avant que le yacht L’Alcyon s’abîmât dans les flots.

Créature délicieuse, d’un charme immatériel et troublant…

En attendant ce cher voyage, le prince Fédor devait aller encore à Arétow pour une importante réunion de la secte de l’Étoile-Noire.

Là, malgré la police, malgré la surveillance impériale, malgré l’énergie d’Alexis III, battait le cœur de la redoutable association.

Par une bravade digne de son courage, le grand-maître de la secte avait décidé de transporter dans la capitale de l’empire détesté le siège des réunions triennales. Et ce n’était pas chose aisée que d’assembler clandestinement, en une ville admirablement organisée, une foule de gens de tous les milieux et de tous les pays.

Fédor choisissait l’époque des foires, parce que les marchands arrivaient des quatre coins de l’empire, avec leurs marchandises, et il n’avait rien trouvé de mieux, pour donner le change, que de faire monter un immense cirque, un peu hors de la ville, dans une plaine isolée.

Il engageait des acrobates fameux, leur faisait donner une certaine quantité de représentations, puis en un jour de relâche, trouvé naturel par les inspecteurs des foires, il tenait là ses assises plénières, clandestines et nocturnes.

À ces assises, chaque groupe recevait le mot d’ordre général, changé tous les trois ans, additionné d’un autre mot de passe pour les groupes coloniaux et cantonaux. Ces mots permettaient aux compagnons se retrouver et de correspondre, même par dépêches.

Le système des « parties » étant fidèlement établi, on prenait pour signe de ralliement une carte à jouer quelconque, préalablement désignée, et qui servait de billet d’entrée aux « salons ».

À peine arrivé à Kronitz, Fédor Romalewsky avait voulu se rendre à Narwald, le cher domaine, aujourd’hui lieu de charité et de repos éternel, où dormaient les reliques des parents martyrs.

Sur la route, balayée de toutes les feuilles mortes arrachées aux arbres, le frère de Boris songeait aux choses graves qui hantaient sa vie : regrets, vengeance, haine, améliorations, progrès…

Il n’avait pu aller à Narwald en automobile à cause de la nuit, du temps affreux et du mauvais état des chemins, ravinés par l’ouragan. Il s’était contenté de monter un des meilleurs chevaux de selle de son écurie de Kronitz.

Se rendant à Narwald, il voulait être seul. Yousouf, bien qu’il eût vivement insisté, n’avait pu obtenir l’autorisation de suivre son maître, pas plus que le fidèle valet de chambre de celui-ci.

Un simple groom l’accompagnait, à peine visible à quelques pas au milieu d’une obscurité brumeuse. Le groom gémissait, les yeux piqués par la bise, presque incapable de se tenir à cheval.

— Retourne en ville, lui dit Fédor, voyant la lutte que le malheureux garçon soutenait contre les éléments. Je n’ai besoin de personne.

Le serviteur ne se fit pas répéter l’ordre. Vivement, il rebroussa chemin.