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— Galitza ne souffre pas ? demanda Fédor.

— Nullement. Il est gai et de bel appétit. Seulement, après chaque séance, il dort. Tu as vu comme son cerveau de chien est bien aménagé, régulier. Cet animal, dans son espèce, est un rationnel.

— As-tu essayé sur des hommes ?

— Je n’ai pas osé… En somme, il y a seulement quelques jours que je tente ces essais. Les rayons X sont reconnus nocifs sur les chairs saines. Edison vient de se brûler très grièvement… Je crains de troubler l’équilibre d’un homme avec les rayons Z.

— C’est cependant un cerveau d’être humain qu’il faudrait observer. Nous sommes parvenus sans voir, jusqu’à présent, par le simple toucher et nos connaissances anatomiques, à anesthésier la mémoire chez deux individus, Mais nous n’avons pas vu l’aspect intérieur du phénomène, et c’est là ce qu’il serait curieux de constater.

— Évidemment, mais je n’ai personne comme sujet d’expérience. Je ne veux pas abuser de mes serviteurs, qui ont confiance en moi.

— Bah ! puisque ce n’est pas dangereux… J’ai une femme, moi, à t’offrir.

— Où l’as-tu prise ?

— C’était une condamnée, l’épouse du colonel Pablow, qui a payé cette nuit sa dette à notre cause. Par faiblesse, j’ai consenti à laisser vivre cette créature, mais j’ai pratiqué sur elle l’abolition de la mémoire. Tu peux te rendre compte des lésions produites avec ces rayons.

— Tu as raison. J’irai la chercher… Seulement…

— Quoi ?

— Deux choses, sont à craindre : Il est impossible que des rayons de cette force soient anodins ; nous pouvons amener ou une désagrégation cérébrale ou une reconstitution des cellules lésées.

— Eh bien, tant pis ! Dans le premier cas, c’est une condamnée, donc pas de remords ; dans le second, nous aurions là une découverte inouïe ! Ce serait le remède trouvé de l’incurable folie, de la congestion, de la méningite, etc… Nous en serions quittes pour tenir au secret cette créature jusqu’à la fin de ses jours. Ici, c’est aisé.

— J’ai hâte de savoir. Dès demain, j’irai à l’Île Rose.

— Si tu veux, Boris.

— Maintenant, notre tour de laboratoire est achevé, nos plantations ne t’intéressent pas. J’obtiens avec mes engrais chimiques des colorations végétales extraordinaires. J’ai des pommes bleues, des cerises jaunes, des roses arc-en-ciel.

— Une autre fois, je visiterai les serres. Aujourd’hui, je dois partir. Songe que j’ai au moins six heures de mer pour me rendre à Kronitz, et encore si le vent m’aide. Quel bateau as-tu sous pression ?

— Le Stentor, mais tu ne peux t’embarquer que de l’Île Blanche. N’y feras-tu pas une petite inspection ?

— Non, mais promènes-y Mariska. Je ne puis l’emmener à Kronitz. À qui la laisserais-je quand j’irai à Narwald ?

— Elle pourrait rester avec les religieuses de l’hospice.

— Je n’aime la confier qu’à l’un de nous. L’enfant est à l’âge où on l’observe et où elle observe. Elle a en ce moment le cœur comme une plaque sensible ; il faudrait peu pour l’impressionner…

— C’est vrai.

— Il est plus prudent que tu la reconduises à tante Hilda. Nous devons tâcher de l’intéresser à un but, peut-être à nos institutions ouvrières, à nos travaux de l’usine.

— Je crains qu’en ce moment elle ne traverse une petite crise morale d’ennui. Il faut l’occuper.

— Bien. J’y veillerai… Allons prendre le « va et vient ».

Ils sortirent du laboratoire. Le vent de mer s’était levé, soufflant frais sur cette pointe.

— En effet, reprit Boris, tu dois te presser de gagner le continent ; il y a un grain dans l’air.

Ils rentrèrent dans la cour intérieure. Mariska, tout de suite, vint à eux.

Elle s’était fait une couronne de fleurs dans la serre ; elle avait cueilli des raisins rouges exactement de la couleur de ses lèvres fraîches, et elle s’amusait ainsi qu’une enfant rieuse.

— Boris, dit-elle, tes pierres sont justement ce qu’il me faut. Je vais t’en prendre quelques-unes des plus belles pour orner le cou de ma meilleure amie qui va se marier.

— Mais oui, enfant, choisis. Tout ce que tu voudras.

— Sais-tu ce que je pensais, seule là-haut, en regardant l’art et le goût que tu as déployés dans l’arrangement de mon petit salon ?

— Non, ma foi !

— Tu devrais te marier, Boris ; tu es tellement bon que ta femme serait bien heureuse.

— Non, elle ne serait pas heureuse, ma petite fillette, parce qu’il faut être du sang des Romalewsky pour les comprendre… et parce que ton affection et celle de tante Hilda suffisent à mon bonheur.

— Ah !…

— Nous allons à l’Île Blanche, à présent ; enveloppe-toi bien, le temps se brouille ; il faudrait nous dépêcher un peu.

— Yousouf ! appela Fédor, suis-moi !

Le marin était assis à l’écart sous le cloître. Il n’avait pas prononcé une parole depuis son arrivée.

Il se leva silencieusement, prit sa capote et descendit le premier dans la Coque-de-Noix amarrée au quai, puis il se retourna et tendit la main à la jeune fille qui sauta sans aucun secours dans la légère embarcation, où vinrent s’asseoir ses frères.

Yousouf fila la chaîne. Le soleil avait quitté le milieu du ciel, inclinant dans l’ouest. Un peu de brume voilait l’Île Rose et un rayon frappait en plein l’Île Blanche, resplendissante d’un éclat aveuglant.

Ces trois Îles sont vraiment étranges, remarqua Boris. Elles font évidemment partie d’une chaîne de montagnes sous-marines dont elles sont les plus hauts pics. J’ai pensé souvent que des cavernes naturelles pourraient relier les deux plus proches, parce que j’ai observé de singuliers effets d’acoustique.

— Boris, fit en riant Mariska, de quoi n’es-tu pas capable ? Je me le demande parfois.

— De ne pas t’aimer, petite hirondelle !…


XII

L’ÎLE BLANCHE

L’Île Blanche était de beaucoup la plus importante des îles de l’archipel Siamos. Elle occupait une superficie triple des autres et contenait un port des mieux abrités, pouvant recevoir des navires d’un certain tonnage.

Les Romalewsky avaient acheté cette propriété du Portugal une époque où tout y était inculte, abandonné, sauvage.

Le grand-père de Fédor avait commencé à y établir un peu de culture et des plantations de pins parasols ; mais le grand vent du large brûlait en partie ces essais permettant mal l’exploitation productive.

Cependant, lors de la première guerre de Kouranie, les habitants des côtes s’étaient jetés vers ces massifs pour s’y réorganiser, se réunir en conciliabules secrets sur l’ordre de leur chef, Nicolas Romalewsky, aïeul de Fédor.

Ils y avaient découvert un lac central et un important gisement de charbon. Alors, dépossédés de leurs biens par les vainqueurs, les fugitifs s’étaient construit des cases et avaient essayé de vivre, là, de pêche et de quelques légumes.

Plus tard, Nicolas Romalewsky, devenu misanthrope à la suite de ses déboires à la guerre, découragé d’être vaincu et annexé à l’empire, lui jusqu’alors si fier de son indépendance, Nicolas s’était exilé en plein océan, dans cette singulière possession perdue, loin de toute communication avec le monde civilisé.

Il avait laissé Narwald à son fils, père des Romalewsky actuels, celui qui fut si malheureusement tué lors de la seconde guerre avec l’empereur Alexis. Peu à peu, il était parvenu à s’installer presque confortablement sur son rocher, y avait bâti et creusé un port.

Sa fille Hilda, nature sauvage, indomptable, froissée dans ses sentiments patriotiques à l’égal de son père, dont elle partageait la haine pour le vainqueur, avait voulu vivre en cette belle liberté, au milieu de ce petit peuple dont elle était la bienfaitrice.

Avec quelques-uns, elle était allée défricher l’Île Rose, s’y faire construire un gîte d’abord primitif, peu à peu devenu habitable et princier, et, éprise de sa minuscule royauté indépendante, à la mort de son père, elle n’avait jamais voulu quitter sa solitude, ni répondre aux sollicitations de son frère, qui la priait instamment de venir vivre avec lui et sa famille à Narwald et de consentir à étudier quelques propositions de mariage qu’il était chargé de lui transmettre.

Hilda avait refusé. Se plier sous le joug, même d’un mari aimé, n’entrait pas dans sa pensée. Sortir de sa terre de création personnelle lui semblait un déchirement.

Elle resta donc, consacra sa fortune s’organiser de mieux en mieux et à améliorer le sort du petit peuple de paysans, pêcheurs et serviteurs, qui l’entouraient et la vénéraient à l’égal d’une sainte.

C’est chez elle qu’après la seconde guerre et le meurtre du frère d’Hilda, Nicolas Romalewsky et de sa femme, ses trois neveux allèrent se réfugier.

Leur vaste intelligence, leur savoir, leur indomptable courage avaient achevé splendidement l’œuvre commencée et composé un véritable royaume de cet oasis océanien dont l’Île Rose était la capitale.

Les deux princes, Fédor et Boris, avec entre eux leur sœur Mariska, voguaient vers l’Île Blanche sous une brise assez forte, mais à peine gênante, puisqu’ils suivaient la chaîne d’entraînement.

— Un navire est signalé en mer, remarqua Fédor. Vois le sémaphore.

— C’est vrai, et ce navire vient d’Afrique, ajouta Boris. Il est reconnu, on hisse la couleur en ce moment.

— C’est l’Éridan, fit Yousouf, la lorgnette marine aux yeux. Il entre dans nos eaux. Il porte pavillon kouranien et les armes de Michel Romalewsky.

— Ah ! quelle chance s’exclama Mariska. Nous allons enfin avoir des nouvelles de mon frère. Fédor, quand irons-nous le voir, là-bas, dans l’Angola ?

— Peut-être au printemps, mignonne. Mais c’est un voyage terrible pour toi.

— Tu sais bien que je suis brave.

— Oui, moralement. Tu es, certes, la digne nièce de ta tante, mais physiquement !… Songe qu’après la traversée, qui n’est rien sur un de nos yachts, il y a l’interminable cours du Zambèze à remonter tout d’abord. Ensuite, il faut prendre le Kounéné qui s’y jette et escalader des cataractes, des bas-fonds, des arbres jetés au milieu du fleuve, des marécages… Bref, un voyage dont la durée est impossible à prévoir.

— Sans compter les maladies, ajouta Boris.