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— Seulement, ajouta Boris, Mariska, qui est en exil en France, notre enfant à tous les trois, la chère fillette que nous devons garder du malheur et du mal, pourra choisir librement sa voie. Elle ignore nos haines légitimes, nos projets, nos actions ; son cœur n’a pas saigné comme le nôtre… Elle pourra aimer, elle !

— Oui, dit Fédor, songeur, elle pourra se marier…

— Oh ! nous verrons plus tard… Nous avons le temps. Mariska a quatorze ans à peine…

La pensée de la mignonne fit sourire les trois frères. Mais ce fut bref. Boris, très grave, reprit :

— Je songe à une chose. Je ne puis garder ici mon laboratoire. À présent que toute liberté nous est ôtée, je serai soumis aux inquisitions des vainqueurs.

— Mais, où iras-tu ? Tu es ici au milieu de nos terres.

— Oh ! nos terres paieront maintenant l’impôt au maître du jour ; les fils de nos fermiers seront sous ses drapeaux.

— Ceci nous sera utile, Boris, répondit Fédor. Réfléchis. Les jeunes gens de nos propriétés seront de fidèles Kouraniens, tout en étant soldats de l’empereur Alexis. Avant de partir, ils passeront par nos mains.

— Comment ?

— Tu te souviens, n’est-ce pas, de l’antique association de l’Étoile Noire. L’E. N., comme nous disons ?

— Oui, une secte secrète, ennemie de l’empire…

— Depuis longtemps, j’y suis initié, annonça Fédor. À l’époque de mes études, à Aretow, on m’offrit de m’admettre au nombre des compagnons, des « joueurs », comme ils s’appellent, de même qu’ils appellent « salons » les assemblées de la secte. Je devins un des chefs de section, un « partenaire ». Je portai dès lors sur moi l’insigne de l’Étoile Noire.

Ce disant, le prince tira de sa ceinture une petite plaquette couleur d’ébène, sur laquelle se dessinait un pentagramme en acier poli.

— L’association est bien organisée, reprit-il, mais traquée, poursuivie, et chaque compagnon saisi est ou tué ou envoyé aux mines de mercure. Nous non plus, il est vrai, ne faisons pas de grâce… Le talion !…

— Eh bien ?

— Cette association va nous servir maintenant…

— En quoi ? Tu as juré de ne pas attenter à la vie de l’empereur.

— Oui, mais entre sa vie à lui et mes revendications à moi, il y a un monde. Je ne suis pas le seul chef, d’ailleurs, et je n’ai juré que pour moi… Donc, nos jeunes conscrits, avant de partir dans les régiments d’Alexis, viendront ici recevoir l’ordre des compagnons. Ils auront l’Étoile Noire, seront nos courtiers à la caserne. Ils distribueront clandestinement nos brochures, nos journaux de propagande. Ils mettront en un mot leur hostilité au service de notre cause.

— Et s’ils sont pris ?

— Plusieurs le seront certainement. Mais quelle cause n’a ses martyrs ? C’est même ce qui la consacre. Ce qu’il ne faut pas, par-dessus tout, c’est que notre imprimerie soit anéantie.

— Deux fois déjà, rappela Boris, les presses ont été saisies, brisées, et les ouvriers et patrons emprisonnés, envoyés au bagne. Et, continua Michel, un de nos libraires, Morritz, un fidèle, un dévoué, a été knouté jusqu’à la mort.

— C’est pour éviter ces malheurs, reprit Fédor, que j’ai organisé un navire-imprimerie. Sous l’allure mondaine d’un yacht de plaisance, le Stentor voyage d’une rade à l’autre, y dépose chez nos correspondants ses feuilles clandestines, composées dans l’entrepont, en pleine mer…

— Mais pour s’approvisionner ?

— Jamais au même point de la côte.

— Et les papiers du bord ?

— En règle. Écoute et comprends : sir Thomas Johnson, explorateur américain, navigue pour son plaisir, écrit ses observations, les imprime. Il a même créé : Trans-Navigation-Journal, feuille internationale des océans, qui se vend aux escales et en mer. Qui crois-tu capable de deviner un « partenaire » sous le flegmatique Yankee ?

— J’ai une idée, Fédor, proposa Boris. Tante Hilda possède trois îles bien disposées en triangle dans l’ouest levantin. Elle a son merveilleux palais sur l’Île Rose, mais l’Île Verte et l’Île Blanche sont désertes…

— Reconnues improductives.

— Non cultivées, plutôt. Et, d’ailleurs, que m’importe la culture ? Je veux installer mon laboratoire à l’Île Verte. J’y serai aussi libre qu’un goéland sur une crête, fier, souverain, et indépendant d’Alexis.

— Bravo !

— Pourquoi toi, Fédor, ne mettrais-tu pas ton imprimerie et tes « Jeux » dans l’Île Blanche ? Elle possède un port naturel. Nous aurions un câble sous-marin et secret avec le continent. Qu’en dis-tu ?

— Que l’idée est parfaite seulement, il faut la réaliser.

— Une réalisation est facile, quand le plan est bon.

— Oui, dit Michel, mais il nous faut des millions. Nos terres sont’ruinées pour plusieurs années, nos forêts ont brûlé, nos paysans sont endettés, misérables, incapables d’un effort.

— Je le sais aussi. C’est pourquoi, au lieu de pressurer ces malheureux, nous allons les aider. Notre fortune est largement suffisante encore.

— Mais il faut laisser intacte la part la plus grande pour notre petite sœur.

— Cette part-là est sacrée. Nous ne la toucherons jamais, sous quelque prétexte que ce soit.

— Il nous faut donc d’autres richesses pour servir nos projets et nos desseins, dit Michel.

— Oui, mon frère. Et pour cela, je compte sur la découverte que tu as faite au cours de notre exploration en Afrique.

— La mine d’or du Zambèze ! s’écria Boris.

— Sans doute. Il faut l’exploiter. Le monde entier l’ignore… Et le filon est à fleur de terre !

— Il y a longtemps que j’y songe.

— Toi qui aimes les aventures, Michel, qui as parcouru le continent noir avec la mission Hartoff, tu es déjà acclimaté.

— J’ai depuis longtemps le désir ardent d’y retourner… Vois-tu, Fédor, si je puis arriver à vous jeter par pelletées l’or et le diamant, je serai heureux de penser que j’accomplis ma tâche et mon rôle. Je voulais justement te conter mes premiers essais. Écoute.

— Hâte-toi, dit Fédor. Le jour va venir. Nous avons passé insensiblement la nuit entière près du cher mausolée.

Michel reprit :

— Lors de la dernière exploration, j’ai pu m’isoler de la compagnie Hartoff. J’ai pris avec moi deux nègres achetés à une tribu où on allait les torturer à l’occasion de la fête du sang, et je me suis enfoncé à travers la cordillère de la Chella.

» Après mille détours, je suis parvenu à ce lieu que toi et moi avions marqué lors de notre premier voyage. La hutte avait pourri, mais les graines de rocou semées par moi avaient poussé.

» Je pus donc aisément refaire le tracé primitif. Sur mon ordre, mes deux noirs se mirent à creuser avec des pierres plates ; et à l’aide de cartouches de dynamite que j’avais apportées, je pus faire sauter un bloc de roches crayeuses.

» Au-dessous existait ce que les indigènes appellent la mollassa, sorte de marne dangereuse où l’on enfonce indéfiniment. J’étais perplexe ; ce marécage m’empêchait de creuser, parce qu’à chaque coup de pelle le trou se comblait. Et je craignais de voir s’épuiser mes hommes.

» Heureusement, tout près, se trouvait un ruisseau établi par la saison des pluies qui régnait en plein. J’eus l’idée de dériver le courant. Quand il eut coulé quelques heures avec une impétuosité de torrent sur la mollassa, l’eau avait disparu et le roc lavé apparaissait au-dessous.

» Là, de longs sillons d’or marquaient leur coulée jaune. J’avais trouvé ce que je cherchais. De nouveau, je remis le ruisseau sur le gisement et je repris ma course en observant soigneusement mon chemin. J’irais maintenant là-bas les yeux fermés.

» Au retour, je découvris encore des gisements : certaines plantes m’avertirent, par leur présence, du terrain affectionné par l’or.

— Comment ?

— Oui, il y a des espèces de graminées qui recherchent les terrains aurifères, de même que l’eau de certaines sources donne un goût de métal révélateur. Je m’aperçus combien cette contrée était riche en filons d’or natif, et je revins rapidement, appelé par vous pour combattre en cette guerre maudite. Maintenant, je vais reprendre la pioche et la poudre de prospecteur.

— Tu monteras un bateau à nous ?

— Non, je m’embarquerai sur un paquebot allemand, qui me déposera au Damara-Land. Là, je suivrai par terre les affluents du Koubango et du Kounéné et j’arriverai en ce site perdu, où j’ai installé mes deux nègres. Ils ont dû y bâtir des huttes, rassembler des travailleurs, en un mot, me créer une petite colonie.

— Mais s’ils t’ont trahi ?… S’ils ont vendu ton secret ?

— Ils l’ignorent. Ils ont travaillé sans savoir à quoi. J’ai eu soin de leur faire semer des graines pour leur faire donner le change. D’ailleurs, sans moi, ils seraient morts dans d’atroces supplices, et s’ils retournaient vers leurs congénères, ce serait pour y subir ce triste sort. Ils m’ont offert de réelles preuves de dévouement.

— Comment feras-tu pour amener ton or à la côte ?

— Je prendrai des canots plats d’écorces, les canots indigènes ; je les ferai flotter à la saison des pluies jusqu’au Kounéné, qui débouche dans la baie des Tigres. Là, de nombreux paquebots passent. Ils emporteront mes premiers chargements. Ensuite, vous enverrez un de vos navires quand vous aurez organisé votre flotte. Moi, je construirai un port à Oroko. J’achète plusieurs milliers d’hectares aux Portugais, je serai donc chez moi…

— Mais les invasions des sauvages ?

— J’aurai un personnel que je gouvernerai à ma guise. Avec quelques piles électriques, quelques procédés chimiques, quelques ressources d’imagination employées à propos, je passerai pour un être surnaturel et je serai vite leur maître. Ne craignez rien, je saurai me tirer d’embarras.

— Le climat est affreusement malsain, mon cher sorcier.

— Oui, mais je suis aguerri, je me suis saturé de quinine au cours de mes explorations. Je suis rebelle à la fièvre, comme Mithridate l’était au poison. Puis nous avons là-bas, comme partout ailleurs, l’antidote à côté du mal.

» J’ai planté justement des baies de nature inconnue en France et que seuls les sauvages connaissent et nomment kyris. Elle poussent d’une curieuse manière, sur des tiges épineuses. Leur première formation se dessine en terre. Quand elles sont de la grosseur d’un pois blanc, elles paraissent à la surface et peu à peu s’élèvent sur une tige unique et hérissée de piquerons protecteurs de leur faiblesse.

» À mesure qu’elles montent, elles grossissent, brunissent, et quand elles sont parvenues, à deux mètres environ du sol et forment un épais buisson aux branches retombantes sous le poids du fruit, elles se détachent, mûres.