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LIPAO. Lumière du monde, fils du ciel ! ton conseil est réuni et te supplie de te rendre dans son sein.

ELMAÏ, à l’empereur. Faites tout, seigneur, pour la gloire de l’empire.

L’EMPEREUR. Je ferai du moins tout pour son salut.

HIAOTSONG, à Marco. Seigneur envoyé, attendez ici la décision du sublime conseil.

Hiaotsong et les mandarins s’éloignent, les jonques chargées de monde s’éloignent aussi. Il ne reste plus en scène que Marco et Landry.

Scène IV.

MARCO, LANDRY.

LANDRY. Oh ! c’est bien lui.

MARCO, regardant autour de lui. Que de merveilles}. Me croira-t-on en Europe quand je dirai ce que j’ai vu ?

LANDRY. Enfin je pourrai lui parler.

MARCO. Oh ! rien ne manquerait à ma joie si j’avais là, près de moi, mon pauvre Landry…

LANDRY. Il pense à moi. (Se jetant à ses pieds.) Ô mon maître, mon bon maître !

MARCO. Qui es-tu ? que me veux-tu ?

LANDRY. Vous ne me reconnaissez pas ?

MARCO. Ciel ! Landry !

LANDRY. Oui, Landry, qui n’a plus de cheveux, et qui s’appelle à présent Tsi-Tsing.

MARCO. Mon bon Landry le ciel me protége, puisqu’il accomplit tous mes vœux, et qu’il me rend le seul compagnon qui ait voulu suivre ma fortune. Mais comment te trouvé-je à Péking, sous ce costume ?

LANDRY. Pris par les cavaliers chinois, dont les chevaux couraient plus vite que le mien, je n’opposai aucune résistance. Vous connaissez mon caractère pacifique. On m’emmena dans l’intérieur des terres, là je fus vendu à un marchand de Péking qui me conduisit chez lui et me revendit au mandarin Papouf, noblesse du pays : figurez-vous une boule de beurre habillée de soie et coiffée d’une queue.… Voilà le seigneur Papouf. Au reste excellent maître, qui passe sa vie à élever des vers à soie… industrie inconnue en France ainsi que bien d’autres. Je suis chargé de nourrir, de soigner ces ouvriers, qui sont fort doux, fort commodes et pas bruyans. Le reste de mon temps, je l’emploie comme mon maitre à boire du thé, à manger du riz et à dormir… ce qui est un excellent régime.

MARCO. Tu n’en es pas moins esclave. mais je te rachèterai, car le bonheur, c’est la liberté.

LANDRY. La liberté me fatiguait beaucoup. Quand j’étais votre domestique, j’étais libre, sans doute, mais je marchais à user les jambes d’un chameau ; je mangeais peu et je ne dormais guère ; enfin étais fort maigre : l’esclavage convient beaucoup mieux à ma santé. Depuis six mois que j’ai perdu cette chère indépendance, je suis rubicond comme un moine et rond comme un mandarin. Si la liberté est le bonheur, l’esclavage est le bien-être : avec l’une il faut toujours courir, avec l’autre on reste en place ; j’ai bien assez voyagé, et je suis décidé à rester en Chine. C’est le paradis des paresseux, et vous savez que j’ai toujours été un peu de cette religion-là.

MARCO. Eh quoi ! tu renoncerais au fruit de tant de peines, tu renoncerais au plaisir et à la gloire de dire à tes compatriotes les belles choses que tu as vues ?

LANDRY. J’aurais le regret de ne plus les voir. Puisque j’ai tant fait pour venir ici, que j’y suis, et que j’y suis bien, j’y reste. Vous avez donc l’intention de retourner en Europe ?

MARCO. Certes.

LANDRY. Alors je puis vous donner quelques renseignemens sur cette contrée miraculeuse et que j’ai été à même d’étudier. La Chine est un pays très-vieux et qui n’a jamais changé : il parait qu’il est venu au monde comme il est. Chaque ville est une fourmilière… si l’empereur voulait s’amuser à tuer cent mille de ses sujets par jour, il aurait de quoi se distraire sa vie durant. On élève fort bien les enfans ici, on les envoie à l’école à cinq ans, ils y restent jusqu’à quarante pour apprendre à lire ; vous me direz : Ils ne sont pas précoces ; mais leur alphabet a des mille de lettres, ça n’est pas commode à retenir. Il y a des mandarins de toutes les couleurs : mon maître est un gros mandarin pistache, c’est une des dernières classes ; pourtant il est fort lettré. Il m’a proposé de m’apprendre à lire ; mais j’ai calculé qu’ayant trente-six ans je serai mort de vieillesse avant d’avoir fini mes études, et je l’ai remercié. Ici les hommes sont tous gras, les femmes toutes jolies, les hommes ont la tête pelée, et les femmes les pieds si petits qu’elles ne peuvent pas se tenir dessus. Enfin, les hommes ne font pas grand’chose et les femmes ne font rien du tout… que des enfans. Voilà ce que c’est que la Chine au physique et au moral.