Page:Anicet, Masson - Les Quatre Fils Aymon, 1849.djvu/7

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

RAOUL.

Mais tu ne nous a pas dit si Richard allait venir ?

RENAUD.

Nous l’attendons, où est-il ?


Scène V.

Les Mêmes, RICHARD.
RICHARD.

Me voici, frères… il n’est que l’heure… C’est une justice à rendre à Griffon, la bonne bête a bien galopé…

GRIFFON.

La bête… c’est de moi qu’il parle.

RENAUD.

Mais pourquoi faire porter à ce garçon le harnais et la selle ?

RICHARD.

Parce que je n’ai joué que le cheval…

ROLAND.

Et tu l’as perdu ?

RICHARD.

On n’a pas toujours du bonheur…

RAOUL.

En ce cas je te prendrai en croupe sur mon brave normand le joyeux…

RICHARD.

Impossible, mon bon Raoul ; le joyeux ne t’appartient plus… je l’ai joué aussi…

RENAUD.

Qu’importe, c’est assez de deux chevaux pour quatre ; Raoul et Richard auront la même monture et Roland et moi nous chevaucherons ensemble…

RICHARD.

Un instant ! vous ne supposez pas que je me sois laissé dépouiller sans vouloir prendre ma revanche… je l’ai demandée et obtenue, j’ai offert de jouer vos deux chevaux, mes frères… J’avais le pressentiment que j’allais réparer mes pertes… on apporte des dés, je joue avec confiance et…

RAOUL, RENAUD, ROLAND.

Et…

RICHARD.

Je perds vos deux chevaux… Va, Griffon, l’écuyer de mon adversaire attend les chevaux des fils Aymon…

GRIFFON, se levant.

On va les lui livrer… Encore un peu il m’aurait joué moi-même…

RICHARD.

Pardieu, oui… j’en ai eu l’idée… contre un âne… il t’aurait remplacé avec avantage.

GRIFFON.

Oh ! je l’aurais plaint, l’âne !… (Il sort.)


Scène VI.

RENAUD, RICHARD, ROLAND, RAOUL.
ROLAND.

Enfin ! nous voilà réunis !

RAOUL.

Et certains d’arriver ensemble au château de nos ancêtres !…

RICHARD.

Grâce aux caprices de la fortune, c’est à pied que nous ferons notre entrée triomphale, c’est triste…

RENAUD.

L’essentiel est de ne pas manquer à notre promesse envers la comtesse Aymon…

ROLAND.

Pour la tenir cette promesse, si vous saviez, frères, quelle charmante occasion j’ai perdue !

RAOUL.

Et moi donc !

RICHARD.

Et moi !

RENAUD.

Et moi ! mais puisque chacun de nous a fait un sacrifice, dis-nous le tien, Roland, tu jugeras des nôtres…

ROLAND.

Une suite de hasards amoureux m’avait conduit dans la ville de Constantin… une belle et noble dame, la princesse Irène, sévère, impitoyable pour tous, allait s’humaniser pour moi… le rendez-vous était pour le lendemain… un voile d’azur semé d’étoiles d’argent me devait être envoyé comme signal de l’heure désirée… mais un message de ma mère m’a rappelé notre serment et je suis parti sans attendre l’envoi du voile d’Irène…

RAOUL.

Moi, j’étais en pays vignoble, dans le royaume de Bourgogne ; faisant grande chère au couvent de Saint-Patrice… défié par le père Chrysostôme, le roi des buveurs, je devais le soir même vider avec lui le formidable hanap qui tient deux fois la grande mesure royale… mais le matin de ce beau jour, à moi aussi est arrivé un message de notre mère… alors je suis parti sans attendre la fameuse coupe d’or qu’on devait m’envoyer comme un défi et que j’aurais eu tant de plaisir à vider d’un seul trait !…

RENAUD.

Vous n’avez à regretter qu’une conquête amoureuse et qu’une orgie… moi, c’est une plus noble lutte que j’ai sacrifiée au devoir filial… Admis à la cour du grand Alfred d’Angleterre, j’avais eu l’honneur d’être défié par lui… de ma victoire dépendait ma réception parmi les chevaliers de la Table ronde… dans trois jours devait avoir lieu cette passe d’arme solennellement annoncée… Tous les héros dont la jalouse Angleterre s’enorgueillit, toutes les nobles et belles dames dont elle se pare, auraient assisté au combat, applaudi au triomphe !… Être envié des plus braves, couronné par la plus belle aux yeux de tout un peuple ! Voilà ce que je rêvais, frères, et pour ce jour, cette heure, cet instant de suprême joie, j’aurais donné tout mon sang ! car après moi, je laissais un peu de gloire à vous, à ma mère, à la France ! Mais rappelé comme vous par la comtesse Aymon, j’ai dû renoncer à paraître au tournoi…

RICHARD.

Ivresse de l’amour, du vin et de la gloire, tout cela n’est que fumée… et je comprends qu’on y renonce… mais l’or, chose matérielle et solide… l’or qui brille aux yeux et sonne aux oreilles, voilà ce qu’il est pénible de lâcher quand on le tient, et je tenais la fortune ! La fortune que j’aurais mise aux pieds de notre mère qui nous attend pauvre et délaissée, dans son vieux manoir de Beuves… la fortune que j’aurais partagée avec vous, frères, ou plutôt que je vous aurais abandonnée tout entière ; car le bonheur au jeu est une inépuisable mine d’or, il fait en quelques heures d’un mendiant un homme riche, c’est-à-dire un homme tout-puissant… On résiste à l’épée, quelque jeune que soit le bras qui la tienne… on ne résiste pas à l’or… Amour, grandeurs, gloire même, tout est à vendre ici-bas à qui peut le payer ! De l’or, beaucoup d’or, et j’achète le monde !… Ah ! mes amis ! pourquoi la lettre de notre mère est-elle venue sitôt dans la capitale de la Lombardie… quelle superbe partie j’avais engagée avec l’argentier de Ravenne !

RAOUL.

Quelle joie j’aurais eu à vider le hanap du père Chrysostôme !

ROLAND.

Quel doux moment je passais auprès de la princesse Irène !

RENAUD.

Quel honneur de vaincre en champ clos Alfred d’Angleterre ! (En ce moment paraissent au fond quatre pages ; ils portent chacun une aigrette de couleur différente, qui doit les faire reconnaitre pour les quatre démons évoqués par Maugis, dans la tour de l’enchanteur Merlin.)


Scène VII.

Les Mêmes, LES QUATRE DÉMONS.
LE DÉMON DE L’AMOUR, à part.

À moi Roland !

LE DÉMON DE L’IVRESSE, idem.

À moi Raoul !

LE DÉMON DE LA GUERRE, idem.

À moi Renaud !

LE DÉMON DU JEU, idem.

À moi Richard !

RENAUD.

Mais laissons là les regrets, ne pensons qu’au devoir…

RICHARD.

Pour le mieux remplir, oublions tout le reste !

RAOUL et ROLAND.

Oublions ! (Pendant ce qui précède, chacun des démons s’est approché de celui des frères qu’il a désigné.)

LE DÉMON DE L’AMOUR, à Roland.

Vous ne pouvez pas oublier la princesse Irène…

LE DÉMON DE L’IVRESSE, à Raoul.

Vous devez vous souvenir du père Chrysostôme…