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AMAURY.

Vous faites erreur, messire ; Dieu n’a pas donné à ma mère d’autre fils que moi…

RENAUD.

Alors, c’est donc vous-même que j’ai rencontré il y a une heure ?

AMAURY, troublé.

Moi !

RENAUD.

Vous n’étiez pas alors dans les murs de ce cloître, vous chevauchiez à travers bois, et si rapidement que vous avez failli renverser de cheval un voyageur qui se reposait d’une longue route en suivant au pas son chemin…

AMAURY, à part.

Il m’a reconnu !

RENAUD.

Le voyageur rudement heurté vous a crié : halte ! en mettant la main sur son épée… et vous, sans daigner tourner la tête vers lui, mais reprenant de plus belle votre course, vous avez riposté par ces insolentes paroles : Tant pis pour vous, messire ; que ne vous rangiez-vous !… Or, ce voyageur c’était moi… mes frères ne sont pas arrivés, j’ai quelques instants à moi, je ne puis mieux les employer qu’à vous demander raison de l’insulte !…

AMAURY.

Vous ne vous plaindriez pas plus longtemps de l’offense s’il m’était permis de la réparer les armes à la main ; mais l’habit que je porte m’ôte le droit de répondre à votre défi…

RENAUD.

C’est juste… alors, mon frère, quand on a pris un tel habit… on y conforme son langage, et l’on ne s’expose pas à des rencontres comme la nôtre en courant les champs, lestement vêtu, comme un damoiseau qui cherche aventure… Pardieu ! je suis tenté de m’adresser à votre supérieur pour savoir si telle est la règle du couvent… auquel cas je me fais moine !

AMAURY.

Vous pouvez me perdre, messire, en révélant notre rencontre… la justice du cloître est terrible… mais dussé-je même trouver la mort au retour, je recommencerai demain mon voyage de cette nuit !

RENAUD.

Mon frère, vous êtes amoureux !

AMAURY.

Oh ! silence !

RENAUD.

Oh ! rassurez-vous ! quand j’aurai votre secret nous serons deux à le garder…

AMAURY.

Ce secret, vous l’avez deviné ; celle que j’aime, simple fille des champs, je l’ai vue dans une chapelle de village aux dernières fêtes de Pâques fleuries, et depuis ce temps c’est son image qui se place devant mes yeux quand je suis en prière… c’est son nom qui sans cesse revient sur mes lèvres quand j’appelle ici la bénédiction du Seigneur !…

RENAUD.

Voilà une dévotion qui ne vous mènera pas tout droit en paradis !…

AMAURY.

J’ignore ce que la volonté du ciel me réserve, mais châtiment ou clémence, j’accepte aveuglément mon sort… maintenant surtout que je suis aimé !

RENAUD.

On vous aime malgré votre état, mon frère ?

AMAURY.

Elle ignore qui je suis, elle ne le saura jamais !

RENAUD.

Qu’espérez-vous alors ?

AMAURY.

M’échapper du couvent, comme la nuit dernière, à l’aide d’un cheval rapide… parvenir auprès d’elle, lui dire un mot d’amour et rapporter dans ma sainte prison un souvenir pour tout le jour, une espérance pour le soir !

RENAUD.

Ma discrétion vous est acquise en échange de votre amitié que je vous demande… Comment vous nommez-vous ?

AMAURY.

Amaury le Haudouin.

RENAUD, lui tendant la main.

À dater de ce jour, vous avez pour ami Renaud fils d’Aymon ! (Ils se prennent la main.)


Scène III.

Les Mêmes, ROLAND et RAOUL.
(Roland et Raoul, qui ont paru pendant ces derniers mots, s’avancent.)
ROLAND.

Dites aussi Roland !

RAOUL.

Et Raoul ! car les amis de notre frère Renaud sont les nôtres.

RENAUD.

Raoul ! Roland ! j’étais bien sûr de leur exactitude !

GURTH, paraissant.

Le supérieur demande le frère Amaury…

AMAURY.

Je me rends à ses ordres…

RENAUD.

Au revoir donc, Amaury ; si je ne dois plus vous serrer la main aujourd’hui, comptez bien que plus tard je viendrai savoir la fin de l’aventure… vous me la direz…

AMAURY, affectueusement.

On dit tout à son ami ! (Il sort avec Gurth.)


Scène IV.

RENAUD, RAOUL et ROLAND, puis GRIFFON.
(Pendant cette scène, les voyageurs et les pèlerins se lèvent de table et disparaissent peu à peu ; les serviteurs du cloître enlèvent les tables et les escabeaux.)
RENAUD, leur prenant la main.

Mes braves frères ! après cinq ans, quelle joie de se retrouver !

ROLAND.

À l’heure précise, Raoul et moi nous nous sommes rencontrés devant cette porte…

RAOUL.

Arrivant tous deux, lui de l’orient, moi de l’ouest, et au même moment quittant l’étrier pour mettre pied à terre…

RENAUD.

Par malheur tous les fils du comte Aymon ne sont pas également fidèles à leur parole ; nous ne sommes que trois ici…

RAOUL.

Le cheval de Richard va peut-être moins vite que les nôtres.

GRIFFON, entrant chargé d’un bagage.

Le cheval de sire Richard, messeigneurs, c’est lui en personne qui a l’honneur de vous saluer… mon maître n’a pas avec lui d’autre animal que moi…

RENAUD.

Eh ! c’est notre fidèle Griffon !… quand je dis fidèle, le drôle qui se devait à nous tous, nous a abandonnés tous les trois…

GRIFFON.

Pour suivre le quatrième… Écoutez donc, j’appartiens à la famille, c’est vrai, mais chacun des frères allant d’un côté différent… il fallait bien faire un choix, à moins de me couper en quatre… Et qu’auriez-vous fait du quart d’un Griffon ? j’ai préféré me conserver tout entier et me choisir un maître.

RENAUD.

Et tu as suivi Richard ?

GRIFFON.

Par dévouement… pour moi… j’aime passionnément le repos, la vie tranquille… Je me suis dit : avec sire Renaud, qui a toujours le fer en main, il y a à recevoir plus de horions que de gages ; sire Raoul se querelle souvent après boire, et les coups de bouteille ne valent pas mieux que les coups d’épée… quant au chevalier Roland, il se peut qu’il rencontre un jour quelque jaloux brutal qui se venge sur le valet des prouesses amoureuses du maître… Donc, la prudence m’ordonne de suivre sire Richard… le jeu est un goût sédentaire et peu bruyant que l’on satisfait sur place, en lieu clos, frais l’été, chaud l’hiver…

RENAUD.

Puissamment raisonné…

GRIFFON.

Au contraire, messeigneurs, je déraisonnais ; on ne peut pas toujours aimer, toujours se battre, ni toujours boire… mais, hélas ! on joue toujours… on n’a jamais ni repos ni trêve ; courir le jour, veiller la nuit ; aujourd’hui rouler sur l’or, demain n’avoir pas un manteau pour deux… malade d’indigestion quand on gagne, mourant de faim quand on perd, et sire Richard perd souvent… Voilà pourquoi je reviens si maigre et si chétif, voilà pourquoi de serf que j’étais, je suis devenu bête de somme… (Il laisse tomber son bagage et s’assied dessus.)