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MAUGIS, LES QUATRE DÉMONS.
(Maugis a tracé avec une baguette magique un cercle autour de lui ; bientôt quatre trappes s’ouvrent, on voit paraître les quatre démons évoqués par Maugis. Ces quatre démons sont représentés par quatre femmes jeunes et belles qui portent chacune les attributs de la passion dont elle est l’image. Le démon de l’ivresse est une bacchante tenant une riche et vaste coupe d’or ; le démon du jeu tient un cornet d’or et des dés ; le démon de la guerre porte une épée ; le démon de l’amour est une femme à demi vêtue, et que recouvre à peine un voile. Chacun de ces démons porte au front un cercle d’or, au milieu de ce cercle une aigrette scintillante.)
MAUGIS, aux quatre démons groupés autour de lui.

Puissances destructives de l’homme, je vous livre les fils du comte Robert Aymon… Démon de la guerre, à toi Renaud ; démon du jeu, à toi Richard ; démon de l’amour, à toi Roland ; démon de l’ivresse, à toi Raoul !… Vous jurez de les perdre ?…

LES QUATRE DÉMONS.

Nous le jurons !

(Groupe, tableau ; le rideau baisse.)



ACTE I.


La galerie de pierre d’un cloître. — Au fond, le mur de clôture et la grande porte ouvrant sur la campagne. À droite, le dortoir des voyageurs. — À gauche, entrée de l’intérieur du couvent.


Scène I.

GURTH, AMAURY.
(Le jour commence à poindre. Gurth, couché par terre, est endormi la tête appuyée sur une pierre. Amaury, en costume de cavalier, paraît sur le mur du fond.)
AMAURY, appelant à voix basse.

Gurth Gurth ! c’est moi… j’attends… je puis être vu… ouvre-moi vite la porte du cloître… Eh bien ! il ne m’entend pas… je suis perdu si les frères me surprennent ainsi !… À tout prix il faut rentrer… allons… (Il descend par le mur dans le cloître.) M’y voici… et personne heureusement n’était là pour me dénoncer au supérieur… Mais où est-il donc ce fidèle serviteur qui m’attend d’ordinaire… (Il aperçoit Gurth.) Ah ! le voilà ! il dort… pauvre serf de l’abbaye… soumis aux plus rudes travaux, parfois à des traitements cruels, il aura cédé à la fatigue… ses forces épuisées ont trahi son dévouement… mais son intérêt et le mien exigent que je le réveille… (Il se penche vers Gurth.) Gurth, voici le jour, tu n’as plus le droit de dormir…

GURTH, se réveillant à demi.

Qui m’appelle ?

AMAURY.

Quelqu’un qui ne te trahira pas ; car il a besoin aussi de ta discrétion…

GURTH, ouvrant les yeux avec surprise.

Est-il possible ? c’est vous, frère Amaury… vous dans le cloître… Et comment êtes-vous rentré ?

AMAURY.

Par escalade, j’ai franchi le mur…

GURTH.

Au risque de vous tuer ? (S’agenouillant.) Punissez-moi, mon devoir était de veiller… Misérable que je suis, j’expose vos jours, moi qui vous dois les miens !…

AMAURY.

Ce sommeil t’était nécessaire, comme à moi mon absence de cette nuit… mais l’heure du repos est passée ainsi que celle du bonheur… Esclaves tous deux, reprenons, toi ta chaîne, moi ma robe de novice.

GURTH, prenant une robe cachée sous la pierre.

La voici… elle était bien cachée…

AMAURY, passant la robe aidé par Gurth.

Oh ! je puis compter sur toi, je le sais.

GURTH.

La torture même ne m’arracherait pas votre secret !

AMAURY.

S’il était connu, il faudrait expier comme un crime cet amour sans espoir, tourment et bonheur de ma vie…

GURTH.

Ainsi, cette nuit encore vous l’avez vue ?

AMAURY.

J’ai entendu sa voix du moins… et j’ai emporté du val des Roses un précieux trésor.

GURTH.

Un trésor !

AMAURY, lui montrant un scapulaire.

Ce scapulaire qui a senti battre le cœur de mon Odette… (Le contemplant.) Gage innocent de sa naïve confiance, reçois pour elle ce baiser, doux comme sa pensée, pur comme son âme !… (Le bruit d’une cloche de fer se fait entendre, Amaury serre vivement le scapulaire dans son sein.)

GURTH.

Vous êtes rentré à temps, frère Amaury… les portes vont s’ouvrir, et c’est vous qui êtes de garde aujourd’hui pour recevoir les voyageurs et les pèlerins…

AMAURY.

Je le sais… Mais encore un service, mon bon Gurth… rends-toi vite à la lisière du bois voisin, tu trouveras mon cheval Bayard, attaché à l’endroit accoutumé… noble animal ! il a bravement couru… fais-lui une bonne litière, car il a grand besoin de repos…

GURTH.

Soyez tranquille ! (Il va ouvrir la porte du fond et sort après avoir laissé entrer des voyageurs et des pèlerins ; en même temps d’autres voyageurs, marchands, hommes d’armes et religieux qui ont passé la nuit dans le cloître, sortent du parloir et se dirigent vers le fond. Deux frères du cloître suivis de serviteurs arrivent de la gauche dans la galerie et font disposer des escabeaux et des tables.)


Scène II.

AMAURY, VOYAGEURS, puis RENAUD.
AMAURY, à ceux qui partent.

Un heureux voyage, mes frères ! (À ceux qui entrent.) Soyez tous les bienvenus !

RENAUD.

Merci, pour ma part, jeune homme au capuchon… Bien que le sanctuaire du calme et de la paix ne soit pas l’asile qui me convienne le mieux, c’est pourtant chez vous que je m’arrêterai, si toutefois votre monastère a pour nom Saint Julien des Bois…

AMAURY.

C’est ainsi qu’il se nomme, sire chevalier…

RENAUD.

Fort bien… mon cheval en ce cas peut rester à l’écurie où je viens de lui faire donner pitance…

AMAURY, lui montrant les tables servies et les voyageurs qui s’y installent.

C’est l’heure du premier repas… si vous voulez prendre une place à table…

RENAUD, montrant à gauche une table vide.

Une place ! mieux que cela… je retiens cette table tout entière et ces quatre escabeaux… oui, il me faut quatre places…

AMAURY.

Il sera fait ainsi que vous le désirez, messire… bien qu’une table et quatre siéges ce soit trop pour un seul…

RENAUD.

Nous sommes quatre…

AMAURY.

C’est différent ; où sont vos compagnons ?

RENAUD.

Mes frères, voulez-vous dire… Depuis tantôt cinq ans que nous nous sommes séparés pour chercher fortune et renom en courant les aventures, je n’ai pas eu de leurs nouvelles… ils ignorent aussi ce que je suis devenu…

AMAURY.

Et vous les attendez aujourd’hui ?

RENAUD.

Aujourd’hui… Quand nous partîmes, notre mère nous fit promettre de revenir près d’elle le jour de la Notre-Dame d’août de l’an 800… afin de rentrer ensemble au manoir paternel, mes frères et moi, nous nous sommes donné rendez-vous dans ce cloître… Je suis arrivé avant l’heure convenue, mais quand le soleil marquera cette heure au cadran de pierre… j’en réponds, mes frères seront ici… Pardon, mon jeune religieux, plus je vous regarde et mieux je crois reconnaître ; mais oui, par saint Renaud mon patron, je ne me trompe pas !… Vous aussi, vous devez avoir un frère, et celui-là, j’en suis sûr, est votre jumeau…