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LE VIEILLARD.

Mais ce livre impénétrable pour tous, ne devait s’ouvrir qu’à une condition…

MAUGIS.

Quelque terrible qu’elle fût, je l’accomplis et je connus enfin la retraite de Clotilde et le nom de mon heureux rival…

LE VIEILLARD.

Il se nommait Aymon, comte de Beuves.

MAUGIS.

Aymon paya de sa vie le bonheur d’être aimé de Clotilde et de lui avoir donné son nom… Ce n’était pas assez de sa mort pour assouvir ma colère… j’appelai à mon aide l’ouragan, la peste et le feu du ciel… Obéissant à ma voie, ils dévastèrent les domaines et anéantirent la fortune de celle qui m’avait dédaigné… Clotilde retirée dans son vieux manoir de Beuves y pleure depuis vingt ans son bonheur et sa richesse perdus.

LE VIEILLARD.

Est-ce encore un projet de vengeance qui t’amène ?

MAUGIS.

Non, c’est une idée ambitieuse, folle pour tout autre, mais qu’avec le secours de ce livre je veux accomplir !

LE VIEILLARD.

Instruis-moi de ton dessein, je te dirai si tu peux tenter de le réaliser…

MAUGIS.

Charlemagne m’a jadis dépossédé de ma principauté ; mon front, qui devait porter une couronne, s’est courbé sous la main de fer de l’invincible roi des Francs… Mais sous sa pourpre Charlemagne cache une douleur. Dans l’intérêt de sa politique et de sa puissance, il dut, il y a seize ans, répudier la fille du roi des Lombards pour épouser la princesse Hildegarde… De cette première union brisée, naquit une fille que sa mère mit au monde au moment où elle quittait la France pour aller mourir sur une terre étrangère… Charlemagne apprit que cette enfant avait suivi sa mère au tombeau ; il le crut du moins, grâce aux soins de la princesse Hildegarde, intéressée à propager ce mensonge… celle-ci craignait qu’il ne préférât le fruit de son premier mariage aux enfants qui naîtraient d’elle… Il y a trois mois Hildegarde fut atteinte d’une maladie mortelle… Elle fit alors appeler son royal époux et lui avoua qu’elle l’avait trompé, que la jeune fille dont il déplorait encore la perte avait été enlevée par ses ordres, mais que ne pouvant se résoudre à ordonner sa mort, elle l’avait fait perdre ; la reine mourante ajouta que cette enfant, si elle existait encore, pourrait être retrouvée à l’aide d’un scapulaire qu’elle portait au cou… Charlemagne aussitôt donna des ordres pour faire chercher sa fille et promit la plus magnifique récompense à qui rendrait la jeune princesse à son amour paternel…

LE VIEILLARD.

Et tu veux mériter cette récompense ?

MAUGIS.

Je veux plus encore… Moi aussi je suis père… Charlemagne en me dépouillant de ma couronne a fait descendre à l’état de vassale ma fille Edwige, qui devait être souveraine… Résigné pour moi, mais ambitieux pour elle, il faut, pour me venger de mon insolent vainqueur, que ma fille doive à Charlemagne lui-même une puissance supérieure à celle que j’aurais pu lui léguer… Je veux donc savoir où existe l’enfant qu’Hildegarde a fait perdre, lui ravir le scapulaire, témoignage évident de son identité, la mettre dans l’impossibilité d’être jamais reconnue, et lui substituer ma propre fille… Voilà le rêve qu’a formé mon orgueil de père… Le livre que tu gardes, vieillard, me fournira le moyen d’en faire une réalité…

LE VIEILLARD.

Oui, la révélation que tu demandes est écrite dans ce livre… mais tu sais à la lueur de quelle flamme on peut lire ces caractères invisibles à la lueur du jour…

MAUGIS.

À la flamme d’un bouquet de fiancée morte le jour même de son mariage…

LE VIEILLARD.

Il y a vingt ans, une fiancée mourut le jour de ton arrivée ici ; grâce à son bouquet virginal brûlé sur ce trépied, tu connus le nom de ton rival et la retraite de Clotilde…

MAUGIS.

Prépare le feu magique, et aujourd’hui comme il y a vingt ans, ce que je veux savoir me sera révélé…

LE VIEILLARD.

Comment cela ?

MAUGIS.

Ce matin, au moment où j’arrivais au château, une jeune fille venait de recevoir la bénédiction nuptiale…

LE VIEILLARD.

Eh bien ?

MAUGIS.

Regarde !


Scène IV.

Le fond du théâtre s’ouvre et découvre une petite chambre gothique formant chapelle funéraire. Gilberte morte est étendue sur un lit virginal ; quatre jeunes filles vêtues de blanc veillent et prient auprès d’elle. On voit sur le sein de Gilberte son bouquet de fiancée. Maugis étend la main vers ce tableau, le bouquet disparaît tout à coup pour reparaître aussitôt dans la main de Maugis. Le fond du théâtre se referme.

Scène V.

LE VIEILLARD, MAUGIS.
LE VIEILLARD.

Jette à présent dans le feu magique le bouquet de la fiancée.

MAUGIS jette le bouquet dans le foyer du trépied, soudain une flamme diversement nuancée s’élève et éclaire l’intérieur de la tour d’un jour fantastique.
LE VIEILLARD, qui a ouvert le livre, lit.

Cette jeune fille que tu cherches existe… elle se nomme Odette, elle ignore sa naissance et habite la ferme du val des Roses…

MAUGIS.

Bien, j’irai.

LE VIEILLARD, continuant à consulter le livre.

Oh ! prends garde, Maugis… je vois un obstacle… partout et toujours le même qui se présente devant toi…

MAUGIS.

Un obstacle… quel est-il ?

LE VIEILLARD, lisant.

Quatre épées !

MAUGIS.

Quelles mains les tiennent ?

LE VIEILLARD, de même.

Chacune de ces mains porte un anneau, et sur chacun de ses anneaux, qu’enrichit une pierre précieuse, est gravé un lion menaçant…

MAUGIS.

Les armes du comte Aymon !… mais il est mort ; quels autres ennemis ai-je donc à combattre ?

LE VIEILLARD, consultant toujours le livre.

Ils se nomment Renaud, Richard, Raoul et Roland, fils de Clotilde et de Robert Aymon…

MAUGIS.

Les fils de mon rival… malédiction sur eux ! ils mourront comme leur père !

LE VIEILLARD, lisant.

Vain espoir, Maugis ; car il est écrit que tu ne peux les atteindre ni par le feu, ni par le poison, ni par le fer…

MAUGIS.

Comment les vaincre, alors ?

LE VIEILLARD, de même.

Par leurs passions.

MAUGIS.

Quelles sont-elles ?

LE VIEILLARD.

Renaud rêve la gloire par les armes, Roland le bonheur par l’amour, Richard veut le devoir au hasard de la fortune, et Raoul le demande aux joies de l’ivresse… Maintenant, tu sais tout ce que je puis te dire, adieu ! (Le vieillard a fermé le livre, il est remonté vers la chambre qu’il habite, la porte de fer se referme sur lui et la flamme s’éteint.)


Scène VI.

MAUGIS, seul.

Fils maudits d’un rival détesté, qu’entre vous et moi la lutte commence… Démon de la guerre, démon du jeu, démon de l’ivresse, démon de l’amour… sortez des entrailles de la terre et traversez l’espace pour venir à moi… Maugis le nécromancien vous l’ordonne !…