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GILBERTE.

Pauvre Josseline… mourir le jour de ses noces

ÉLOI.

Subitement… c’est bien singulier… il devait y avoir du sortilége là-dedans.

LE PÈRE ANSELME.

Il faut bien le croire, car ce malheur fut suivi d’un événement plus surprenant encore… Suivant l’usage, le bouquet virginal avait été placé sur le sein de Josseline pour être enseveli avec elle… Douze jeunes filles entouraient son lit funèbre… la morte ne resta pas seule un moment… pas un étranger ne pénétra dans sa chambre, et cependant durant la nuit, son bouquet virginal disparut sans qu’aucune de celles qui accomplissaient la sainte veillée des morts eût pu voir comment et par qui il avait été enlevé.

GILBERTE.

Et vous dites que cette histoire-là est arrivée dans ce village ?

LE PÈRE ANSELME.

Ici même… il y a vingt ans jour pour jour… Les anciens du pays doivent se rappeler cette date… c’est celle de la dernière visite que le comte Maugis, notre seigneur, fit à son château… Arrivé le matin même, il partit le soir, et depuis ce temps il n’est pas revenu.

ÉLOI.

Parce que son service le retient à la cour de Charlemagne.

GILBERTE.

Le seigneur Maugis est un digne seigneur… de plus il est mon parrain, car c’est en son nom que messire Raimbaut, son écuyer, m’a tenu sur les fonts baptismaux… quel honneur pour moi ! filleule d’un seigneur qu’on dit être le plus savant homme de France.

LE PÈRE ANSELME.

Savant… ce n’est pas un crime… mais Dieu veuille qu’il ne soit pas aussi, comme on le suppose, un peu nécromancien, ainsi que son père, qui autrefois, dans ce château, a donné asile à l’enchanteur Merlin.

ÉLOI.

Tout ça effraie, attriste Gilberte, et finirait par nous faire oublier que cette journée doit être consacrée tout entière à la joie, au bonheur, à l’amour.

GILBERTE.

Et d’abord à la danse ; une bonne fête doit toujours commencer par là.

LE PÈRE ANSELME.

Je vous retrouverai à la ferme, mes enfants.

ÉLOI.

Oui, pour bénir le repas de noces et en prendre votre part.

GILBERTE.

Dansons.

LES JEUNES FILLES.

Dansons… (Elles vont se placer pour la danse, le père Anselme se dispose à sortir. Un bruit de cor se fait entendre. Moment de silence.)

ÉLOI.

Qui peut venir au château ?

GILBERTE.

Ça doit être un grand personnage, puisqu’on l’annonce au son du cor.

LE PÈRE ANSELME, revenant.

C’est le seigneur Maugis.

GILBERTE.

Mon parrain !

ÉLOI.

Notre maître… qu’il soit le bien arrivé…

LE PÈRE ANSELME, à part.

Comme il y a vingt ans… un jour de mariage… c’est étrange ! (Les paysans se rendent au devant de Maugis en criant.) Vive monseigneur ! (Maugis paraît.)


Scène II.

Les Mêmes, MAUGIS.
MAUGIS.

On vous avait donc informés de mon arrivée que vous voilà tous en habits de fête ?

LE PÈRE ANSELME.

Il s’agit d’un mariage, monseigneur.

MAUGIS.

Un mariage ? (À part.) Mes calculs ne m’avaient pas trompé. Et qui se marie ?

GILBERTE, s’avançant.

C’est moi, monseigneur… Gilberte, votre filleule. Vous ne me connaissez pas… mais ça n’empêche pas que vous ne soyez mon parrain… c’est écrit sur le livre de la paroisse, et messire Rimbaut y a mis sa croix.

MAUGIS.

La charmante enfant !

ÉLOI, riant.

La vaniteuse !… Elle compte, je parie, sur un présent de noces…

MAUGIS.

En effet, je t’en dois un. (À part.) Allons, il le faut ! (Haut.) Gilberte, prends cet anneau et porte-le pour l’amour de moi… (Il le lui donne.)

GILBERTE.

Toujours, mon parrain. (Elle passe à son doigt l’anneau que Maugis lui a donné. Soudain elle tressaille et pousse un cri léger.) Ah !

LE PÈRE ANSELME.

Qu’avez-vous, Gilberte ?

GILBERTE.

Rien… un éblouissement… c’est passé.

MAUGIS.

Ma présence a interrompu vos jeux… Reprenez-les ; je vous quitte pour me rendre au château.

ÉLOI.

Nous vous reverrons, monseigneur.

GILBERTE.

Oui… il faut nous permettre de venir demain vous apporter nos plus belles fleurs.

MAUGIS.

Je vous le permets. (À part.) Elle parle de demain ! pauvre petite !… si jeune, tant de confiance dans l’avenir… tant d’espoir de bonheur !… c’est dommage… (Il se dirige vers le)

LES PAYSANS.

Vive monseigneur !

Le théâtre change et représente l’intérieur d’une tour gothique. Au troisième plan, à droite et à gauche, une porte en fer dans un pan coupé. Au fond, le mur est couvert d’une tapisserie.


Scène III.

MAUGIS, puis UN VIEILLARD.
MAUGIS, entrant par la droite, il va à la porte qui est à gauche.

Au nom des pouvoirs souverains du sang de l’homme et du feu de la terre, porte d’airain, ouvre-toi. (La porte s’ouvre et laisse voir une chambre obscure dans laquelle est assis un vieillard à longue barbe blanche. Il tient sa main droite appuyée sur un livre couleur de feu. Le livre est posé sur ses genoux.)

LE VIEILLARD.

Toi qui viens troubler ma solitude, que veux-tu ?

MAUGIS.

Consulter le livre de l’enchanteur Merlin ton maître qui t’en a fait le dépositaire et le gardien.

LE VIEILLARD.

Et de quel droit y viens-tu puiser la science interdite aux profanes ?

MAUGIS.

Vois sur ma main gauche cette trace de feu, signe visible de l’initiation aux mystères… et maintenant, lève-toi, vieillard, et obéis.

LE VIEILLARD, se levant et descendant en scène.

Bien, je te reconnais à présent… Tu te nommes Maugis, nous nous sommes vus une fois déjà dans cette tour.

MAUGIS.

Il y a vingt ans, je suis venu alors demander aux secrets que recèle ton livre une vengeance qui semblait impossible.

LE VIEILLARD.

Tu aimais une jeune fille.

MAUGIS.

Clotilde d’Apremont… elle m’était promise par son père… ce mariage réalisait mes rêves d’ambition. La veille du jour fixé pour notre union, Clotilde disparut du manoir paternel et toutes les recherches pour découvrir sa retraite furent vaines. Ce que la puissance humaine ne pouvait faire, ma haine le demanda à la magie ; versé dans la science mystérieuse des nombres, mes calculs cabalistiques m’apprirent que dans cette tour où mon aïeul abrita jadis l’enchanteur Merlin, vivait un homme qui, depuis un siècle, gardait le livre du puissant magicien et je vins ici pour le consulter.