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compris qu’elle voulait mourir, et plus que jamais, moi, je veux la sauver.

GRIFFON.

Une idée !… Si vous la rachetiez à crédit ?

RICHARD.

Pardieu, j’y ai pensé… Mais ce misérable Mosoul ne veut vendre qu’au comptant, et il ne cédera pas Odette à moins de dix mille sequins.

GRIFFON.

C’est trop cher pour nous… il faut y renoncer !

RICHARD.

Y renoncer !… mais c’est manquer au serment fait à notre mère… c’est envoyer au supplice ceux que nous avons laissés en otages… c’est perdre à la fois et nos frères et l’honneur !… (Il s’assied avec désespoir.) Ah ! le ciel ne m’enverra-t-il pas une bonne inspiration ? (On entend une marche.) Qui vient là ?…

GRIFFON.

C’est le cadi qui promène de rue en rue le vieux juif condamné au pal. C’est un supplice du pays que je me suis fait expliquer.


Scène XV.

Les Mêmes, LE CADI ABOUL-MULEY ; LE JUIF BARABAS, lié et tenu par un exécuteur qui porte une longue pique toute en fer. Des gardes les accompagnent. Ils sont suivis de quelques curieux. À l’entrée du cadi, les voyageurs et les marchands se sont levés.
ABOUL-MULEY, à son escorte.

Halte… et qu’on fasse silence… (Au vieux Juif.) Encore une petite pause ici, mon bon ami Barabas… c’est bien pour t’obliger ce que j’en fais… on ne me répondra pas plus ici qu’ailleurs. (Aux assistants.) À genoux !  ! (Quand tout le monde s’est agenouillé.) Je vous salue… levez-vous à présent et écoutez ce que je proclame… (Au Juif qui fait mine de vouloir s’asseoir.) Je t’invite à rester debout… tu as le temps d’être assis… (Lisant une proclamation.) Moi, Aboul-Muley, reflet du soleil levant et dernier quartier de la lune, autrement dit, troisième cadi de la sacrée ville de Bagdad, je déclare que le nommé Barabas, ici présent, a mérité le pal, pour punition de ses vols sur les deniers publics. (Au Juif qui fait un mouvement. Sois tranquille, je vais lire la suite.) (Haut, reprenant sa lecture.) Mais le sublime calife Haraoun-al Raschid a bien voulu, dans sa clémence, offrir un moyen de salut à celui qui croit à la toute puissance de l’or !

GRIFFON, à Richard.

Bah !… et lequel ?…

RICHARD, toujours rêveur.

Et que m’importe ?

ABOUL-MULEY, continuant.

Le juif Barabas a le droit de se racheter si à un prix quelconque, il trouve quelqu’un qui veuille prendre sa place. (Tous les assistants tournent le dos.)

GRIFFON.

C’est drôle… est-ce que vous croyez qu’il trouvera quelqu’un.

RICHARD, comme frappé d’une idée.

Quelle idée !

GRIFFON.

Il vous en est venu une ?

RICHARD.

Griffon !

GRIFFON.

Plaît-il ?…

RICHARD.

Je te disais tout à l’heure qu’un moment viendrait où ton courage, ton dévouement se montreraient tout à coup… ce moment est venu.

GRIFFON.

Je ne comprends pas.

RICHARD.

Ce matin encore ta vie ne valait pas dix deniers ; maintenant elle vaut dix mille sequins que ce juif va te donner.

GRIFFON.

Dix mille sequins !… à moi ?…

RICHARD.

Tu pourrais lui demander plus… mais dix mille sequins suffisent pour racheter Odette ; ainsi, mon brave Griffon, t… toi seul, tu auras sauvé la fille de Charlemagne !

GRIFFON.

Je ne demande pas mieux… mais…

RICHARD.

J’en étais sûr… Allons, avance et présente-toi.

GRIFFON.

Pourquoi faire ?…

RICHARD.

Pour prendre la place du juif.

GRIFFON.

Hein ?

RICHARD.

Pour dix mille sequins, pas moins.

GRIFFON.

Mais je ne la prendrais pas pour mon pesant d’or… Mourir sur une broche !… oh ! non !… c’est un supplice de volaille !…

RICHARD, à Griffon.

Ainsi tu refuses !

GRIFFON.

Positivement… et de plus je me sauve. (Il sort.)

ABOUL-MULEY, au Juif.

Hein ! quel silence ! c’est partout la même chose, personne ne répond… autant en rester là et achever la cérémonie… tout ça retarde mon déjeuner. (Le Juif lui fait des signes suppliants.) Allons, voyons. Personne ne se présente, je veux faire quelque chose pour toi… je prends sur moi de changer le genre de supplice… pour la dernière fois, je le dis et je ne le répéterai plus… qui veut avoir la tête tranchée ?…

RICHARD, s’avançant.

Moi !… (Étonnement. — Joie du Juif qui est prêt de s’évanouir.)

ABOUL-MULEY, au Juif.

Modère-toi, Barabas… cet imbécile-là va mourir de joie… (À Richard.) Tu es étranger ! sais-tu bien ce que tu demandes ?

RICHARD.

Dix mille sequins. (Le Juif fait signe qu’il les accorde.)

ABOUL-MULEY.

Allons, c’est convenu, on les comptera à tes héritiers… (Au Bourreau.) Prends l’un et lâche l’autre.

RICHARD.

Un moment, je veux bien exposer ma vie… mais avec la chance de la conserver.

ABOUL-MULEY.

C’est différent. (À l’Exécuteur.) Ne lâche rien… nous ne sommes pas d’accord.

RICHARD.

Je m’ennuie, seigneur cadi, et pour me distraire, je propose au condamné une partie de dés… je mettrai mon existence pour enjeu… et lui dix mille sequins ; si je perds, je mourrai à sa place, les sequins me seront acquis, et serviront à racheter une esclave chrétienne, qu’on doit vendre tout à l’heure au marché de Bagdad… Si je gagne, je ne devrai rien au juif, en échange des dix mille sequins, qu’il me comptera, rien qu’une prière pour le repos de son âme… est-ce accepté ?… (Le Juif réfléchit.)

ABOUL-MULEY.

Comment ! tu hésites, Barabas… que risques-tu ? d’être empalé si tu perds, et de payer dix mille sequins pour cela, c’est peut-être un peu cher ; mais si tu gagnes !… allons, il accepte, et c’est moi qui fournirai les dés ; justement je viens d’en saisir à deux croyants, qui jouaient dans la mosquée, malgré mes ordonnances. (Deux esclaves ont apporté un tapis sur lequel Aboul-Muley pose deux cornets et deux dés.)

RICHARD, à part.

C’est ma dernière partie, peut-être ! (Prenant un dé et un cornet.) Allons, Barabas, chacun le nôtre et que Dieu me protége.

ABOUL-MULEY, au Juif qui va s’asseoir.

Tu es trop ému, je jouerai pour toi. (Le Juif le supplie.) Sois tranquille… je perds toujours quand je joue pour mon compte, mais ça n’est pas une raison… en place !…

RICHARD.

C’est étrange ! le cornet tremble dans ma main… (Se remettant.) Allons donc… perte ou gain, je suis sûr maintenant de la rançon d’Odette. (Aboul-Muley et Richard s’asseyent, tout le monde se groupe autour d’eux.)

ABOUL MULEY.

Je commence. (Il va jeter les dés.)

RICHARD.

Non pas… jetons les dés ensemble, à la française, coup pour