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RICHARD.

J’y songe aussi… et je compte bien sur toi.

GRIFFON.

Sur moi !… mais au contraire, mon cher maître… soyez prudent à cause de moi.

RICHARD.

Allons donc !… tu y mets de la modestie ; au moment du danger, ton courage éclatera tout à coup, et tu te montreras digne de nous.

GRIFFON.

Vous croyez ?…

RICHARD.

J’en suis sûr.

GRIFFON, à part.

Bonaventure fera là un grand miracle.

RICHARD, examinant Mosoul.

Je reconnais cet homme… c’est ce marchand d’esclaves à qui appartient Odette.

GRIFFON.

Et vous croyez qu’il aura la petitesse de la vendre, elle, une princesse ?

RICHARD.

Parbleu… ces mécréants-là font argent de tout.

GRIFFON.

Vendre une femme !… quelle horreur !… l’acheter… je ne dis pas. Oh ! mon beau pays de France, quand te reverrai-je ?… Depuis la bastonnade qu’on a donnée devant moi au domestique d’un vieux juif qui doit être empalé ce matin, je sens que je ne pourrais pas m’acclimater ici.

RICHARD, qui a réfléchi, à lui-même.

Elle est là… il faut que je la voie. (Il va vers la droite.)

MOSOUL, se levant.

On n’entre pas.

RICHARD.

Comment !… n’es-tu pas Mosoul, le marchand d’esclaves, et n’est-ce pas là ton bazar ?

MOSOUL.

Sans doute… mais c’est égal, on n’entre pas. Le règlement du cadi ne permet pas qu’on voie les esclaves avant l’heure du marché et autre part que sur la place.

RICHARD.

Pourtant si je veux acheter…

MOSOUL, le toisant.

Vous !

GRIFFON, à part.

Il nous reste six sous parisis… on ne doit pas avoir quelque chose de bien joli avec ça.

RICHARD.

Prends garde ! tu vas peut-être perdre une bonne occasion !

MOSOUL.

J’en doute.

RICHARD.

Tu dis cela à cause de la simplicité de mon costume. (Confidentiellement.) Mosoul, est-ce qu’il n’y a pas à Bagdad comme partout, des amateurs très riches, mais pleins de prudence, qui, de peur de donner l’éveil aux concurrents, envoient des gens pauvrement vêtus pour faire leurs emplettes ?

MOSOUL.

Oui, il y en a… par exemple, notre illustre cadi lui-même, le seigneur Aboul-Muley.

GRIFFON, à part.

Mulet !… quel nom oriental !

RICHARD.

Le connais-tu ?

MOSOUL.

Parfaitement… je l’ai même fait prévenir en secret de mon arrivée.

RICHARD.

Eh bien… c’est lui qui m’envoie.

MOSOUL.

C’est singulier… par discrétion il ne devait m’adresser qu’un de ses muets.

RICHARD.

Un muet… (montrant Griffon) il m’a accompagné… le voici. Approche, muet !

GRIFFON, se récriant.

Moi !

RICHARD, bas.

Tais-toi donc ! (Haut.) Muet, explique à l’honnête marchand la mission dont m’a chargé l’illustre Aboul-Muley. (Griffon embarrassé multiplie ses gestes sans y attacher aucun sens.)

RICHARD.

Vous voyez !

MOSOUL.

Oui… oui… je comprends.

GRIFFON, à part, surpris.

Il comprend !

MOSOUL.

Votre maître voudrait une jolie fille pour lui gratter la plante des pieds et lui chasser les mouches.

GRIFFON, à lui-même, scandalisé.

Chasse-mouche ! la fille de Charlemagne !…

MOSOUL, à Richard.

Vous dites ?…

RICHARD.

Que je peux entrer… car tu n’as rien à refuser à celui qui m’envoie.

MOSOUL.

C’est vrai.

RICHARD, à Griffon.

Reste là, muet !

MOSOUL, faisant signe au noir qui s’avance, lui dit à part, en lui montrant Griffon.

Ce garçon est comme toi, privé de la parole, tu le comprendras facilement… interroge-le pour savoir jusqu’à quel prix son maître consentirait à payer une esclave. (À Richard.) La cloche du marché va sonner, venez vite si vous voulez faire votre choix d’avance !… (À Griffon et au Nègre.) Nous vous laissons ensemble.

RICHARD.

Causez, mes enfants, causez. (Il entre à droite avec Mosoul.)


Scène XIII.

LES MARCHANDS et VOYAGEURS, au fond ; GRIFFON, LE NÈGRE.
GRIFFON, à lui-même.

Parler à un muet… c’est embarrassant !… (Le Nègre lui fait des signes de tête engageants et rit.) — Il est très-laid, mais il a l’air bon enfant. Il s’agit de causer… (Mimant et traduisant au public chacun de ses gestes.) Toi… écoute-moi… (Le Nègre exprime qu’il comprend et est attentif.) — Très-bien… (À part.) Qu’est-ce que je vais lui demander ?… Ah ! le chemin le plus court pour sortir de Bagdad ; ça pourra m’être utile. (Mimant et expliquant.) Moi… vouloir décamper. (Il montre ses jambes et indique un animal qui court) (Le Nègre le prend par les deux épaules et le fait asseoir.) — Mais non pas asseoir… Est-il bête ! Au fait, il trouve peut-être cela plus commode pour causer… (Le Nègre s’est assis à côté de lui.) Je reprends !… (Recommençant à mimer et à traduire ses gestes.) Faut-il aller à droite ou à gauche pour s’esquiver sans tambour ni trompette ? (Il indique le battement du tambour et le jeu de la trompette.) (Le nègre se lève brusquement et se met à danser.) — Allons ! bon… il croit que je l’invite à danser… (Il se lève et arrête le nègre qui gambade.) Mais non, mais non… (Le Nègre, arrêté dans sa danse, fait rapidement un grand nombre de gestes.) — Qu’est-ce qu’il dit, ce bavard-là ?… (Le Nègre lui montre un doigt.) — Ça se calme… Il me demande si je suis seul. (Il montre deux doigts.) Deux, nous sommes deux. (Le Nègre lui montre un poing.) — Il me montre le poing… Nous ne nous entendons plus… Il croit que son poing me fait peur ; je vas lui en montrer deux. (Il montre les deux poings.) (Le nègre lui donne un coup de poing.) (Étourdi.) Hein ? (Se remettant.) Ah ! c’est là ton patois ?… Oh ! mais celui-là je le parle couramment ! (Il tombe sur le nègre à grands coups de poing.)

RICHARD, paraissant.

Eh bien que fais-tu, malheureux ?…

GRIFFON, frappant toujours.

Vous m’avez dit de causer, nous causons. (Le Nègre parvient à se tirer des mains de Griffon, et disparaît en se sauvant à droite.)


Scène XIV.

LES VOYAGEURS et LES MARCHANDS, RICHARD,
GRIFFON.
GRIFFON.

À propos… avez-vous vu la princesse Odette ?

RICHARD.

Oui… Pauvre jeune fille ! sa surprise, sa joie ont bientôt fait place au désespoir, quand elle a su que nous étions sans ressource pour la délivrer… Si je dois être vendue, m’a-t-elle dit, je saurai bien me soustraire à la puissance de mon maître ! J’ai