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ODETTE.

Pardonnez-moi, mes frères, mais je crois que l’amour veille encore mieux que l’amitié !… Bonsoir ; à demain de bien bonne heure. (Elle entre dans la chambre avec les quatre fils Aymon. — À peine Odette et ses quatre frères ont-ils disparu, qu’une table servie et garnie de flambeaux monte de dessous, ainsi que quatre siéges à dossier.)

GRIFFON, entrant par la droite et regardant en arrière.

J’ai beau regarder, appeler, personne ne répond… Elles sont gaies, les cuisines du château !… Pas une étincelle dans les cheminées… Tout est mort, tout est vide… Je n’ai trouvé que le bonnet d’un marmiton… impossible de souper avez ça. (Il se retourne et aperçoit la table.) Ah ! mon Dieu !… mais c’est servi !… (S’approchant de la table.) Voilà mon paon avec sa queue… (Il flaire le vin.) Mon suresne du bas de la côte… tartelette anisée. (Il goûte.) Elle est au citron !… C’est à en perdre la tête !… Et ma hure aussi !… je tiens ma hure ! (Renaud, Raoul, Richard et Roland sortent de la chambre.) Votre souper est servi, messires… Je vas chercher le mien… Il faudra bien que je trouve la cuisine. (Il sort.)


Scène XV.

RENAUD, ROLAND, RAOUL et RICHARD.
RENAUD.

Rien à craindre pour elle !

RAOUL.

En ce cas, soupons… Diable ! l’hospitalité est magnifique ici !…

RICHARD.

Il faut y faire honneur. À table !

ROLAND.

À table ! et que notre première santé soit pour Odette. (Ils se placent chacun à l’un des coins de la table, Renaud et Richard à l’avant-scène, Roland et Raoul au fond.)

RAOUL, qui a versé du vin dans les verres, se levant.

À notre sœur !

LES TROIS AUTRES.

À notre sœur ! (À peine ont-ils vidé leurs verres, qu’ils semblent frappés de stupeur et se regardent.)

RENAUD, à Richard.

Qu’as-tu donc ?

RICHARD.

Mais toi-même ?

ROLAND.

Tu faiblis, Raoul.

RAOUL.

Tu pâlis, Roland.

TOUS LES QUATRE, en même temps.

Trahison ! trahison ! (Ils tombent sur leurs sièges dans l’attitude du sommeil.)


Scène XVI.

(Le feu des flambeaux pâlit ; un page paraît : c’est le Démon du jeu. Il vient agiter un cornet à jouer, dans lequel il y a des dés, aux oreilles de Richard, qui rouvre les yeux, mais paraît sous l’empire d’une hallucination.)
LE DÉMON DU JEU.

Richard ! l’argentier de Ravenne, mon maître, vous attend et vous défie.

RICHARD.

Moi ?… mais où est-il ?

LE DÉMON DU JEU.

Là ! (La boiserie du fond s’ouvre ; on voit dans la salle de marbre d’un palais italien, une table, autour de laquelle sont des joueurs, et l’argentier de Ravenne qui remuent de l’or.)

LE DÉMON DU JEU.

Venez ! venez !…

RICHARD, après un moment d’hésitation.

De l’or !… de l’or !… Je laisse auprès d’Odette, Renaud, Raoul et Roland ; je puis répondre au défi du Lombard ! Je vais prendre une belle revanche. (Il suit le page qui l’entraîne ; en même temps qu’il se dirige vers le fond, un homme, exactement vêtu comme Richard et assis sur un siége dans l’attitude du sommeil, monte du dessous et se trouve à la place de Richard, qui disparaît. La boiserie se referme.)


Scène XVII.

(Alors vient un autre page, le Démon de la guerre ; il s’approche de Renaud.)
LE DÉMON DE LA GUERRE, à demi-voix, à Renaud.

Alfred d’Angleterre soutient que Renaud est un lâche.

RENAUD, se levant comme par l’effet d’une commotion soudaine.

Un lâche !… Qui a osé dire cela ?

LE DÉMON DE LA GUERRE, désignant le fond.

Celui qui est là. (La boiserie s’est rouverte ; le fond représente un site sauvage ; éclairé par la lune. Un chevalier de haute taille, l’épée à la main, semble attendre son adversaire.)

RENAUD, au Démon.

Marche devant moi. (Regardant vers la table.) C’est assez de mes trois frères pour protéger Odette. (Il suit résolument le page, et, ainsi que Richard, il est remplacé à la table par un homme vêtu comme lui et endormi comme il l’était. La boiserie se referme.)


Scène XVIII.

Le troisième Page a paru : c’est le Démon de l’ivresse ; il tient à la main une coupe d’or, et vient à Raoul.
LE DÉMON DE L’IVRESSE.

Raoul, le buveur invincible, voici l’heure de vider le hanap du couvent !

RAOUL, sortant à demi du sommeil léthargique.

Je suis toujours prêt, mon gentil page… Mais le père Chrysostôme n’est pas ici…

LE DÉMON.

Il est venu… il est là. (La boiserie disparaît. Le fond a pris l’aspect d’un cellier dans lequel est un gros moine, à face réjouie, qui tient le hanap et attend son convive.)

RAOUL.

Oui… c’est bien lui…

LE DÉMON.

Est-ce que le défi te fait peur ?

RAOUL.

Il ne sera pas dit que Raoul a reculé ! Je ne crains rien pour Odette ; Renaud, Richard et Roland sont là ! (Raoul suit le Page qui l’attire, et, de même que pour les autres, sa place est prise à la table par un personnage en tout semblable à lui. Le fond a disparu sous la boiserie qui s’est refermée.)


Scène XIX.

Enfin le quatrième Page, le Démon de l’amour, portant un voile d’azur semé d’étoiles d’argent, vient, par un baiser sur le front, réveiller Roland.
ROLAND, s’éveillant.

Quelle douce émotion !

LE DÉMON DE L’AMOUR.

C’est le pressentiment du bonheur… Reconnais-tu ce voile ?…

ROLAND.

Celui d’Irène ?…

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Tais-toi… L’Amour veut du mystère ; viens… viens sans bruit.

ROLAND.

Où veux-tu me conduire ?…

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Près d’elle ! (Le fond, qui s’est rouvert, laisse voir le magnifique jardin d’un palais byzantin que l’on aperçoit au fond. La princesse Irène, enveloppée de gaze, est à demi couchée sur un banc de gazon ; deux jeunes esclaves grecques sont auprès d’elle.)

ROLAND.

Je cède à l’enivrement qui m’attire… Richard, Raoul, Renaud, veillez bien sur Odette. (Entraîné par le Page, il entre dans le jardin qui se referme aussitôt, et un quatrième simulacre des fils Aymon remplace Roland à la table. Le jour commence à poindre. La salle a repris son premier aspect.)


Scène XX.

ODETTE, sortant de sa chambre ;
LES QUATRE FAUX AYMON.
ODETTE.

Le jour est venu… À ses premières lueurs nous devions nous mettre en route… et ils dorment… ils dorment encore !… J’étais bien sûre que je serais éveillée la première. Allons, mes frères, il est temps de partir !… (Les quatre faux Aymon se lèvent,