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RICHARD.

Vous le jurez !

AMAURY, étendant la main vers Odette.

Je le jure sur le salut de son âme.

RICHARD.

C’est bien…

AMAURY.

Mais cette preuve que portait Odette, ce scapulaire qu’elle m’avait donné, je ne l’ai plus, ils me l’ont pris, vous dis-je !…

ROLAND.

Dieu, qui veut le triomphe de la vérité, y suppléera.

RAOUL.

S’il nous vient en aide, le vœu de la comtesse Aymon sera bientôt exaucé !

RICHARD.

Salut à vous, fille de Charlemagne ! (Il s’agenouille ainsi que ses frères devant Odette.)

RENAUD.

Nous vous rendrons à votre père !

(Le théâtre change et représente la salle d’honneur du château de Maugis, fermée au fond par une boiserie à panneaux sculptés. À droite et à gauche, du premier au troisième plan, portes garnies de riches portières. La première conduit aux appartements intérieurs, l’autre ouvre sur la galerie qui mène à l’extérieur. Au premier plan, de chaque côté, une porte plus petite. Au fond, sur un pupitre, un livre ouvert dont les pages sont blanches.)

Scène IX.

LE COMTE BAUDOUIN et sa Suite, MAUGIS, EDWIGE, Dames, Pages.
MAUGIS, à Baudouin.

Vous savez maintenant, noble comte, comment la jeune princesse dont Charlemagne, votre maître et le mien, déplorait la perte, a été miraculeusement retrouvée par moi, dans l’humble condition où le malheur l’avait placée. Ce scapulaire, qui ne la quitta jamais, vous garantit la fidélité de mes paroles.

LE COMTE.

Béni soit Dieu, qui a dirigé vos recherches. (Lui présentant un parchemin.) Voici, seigneur Maugis, le message royal qui me donne à moi, Baudouin, comte d’Auvergne et l’un des douze pairs du royaume, la glorieuse mission de ramener à mon souverain, celle que vos soins lui ont enfin rendue. (À Edwige.) Noble dame, nous avons une longue route à parcourir, et vous comprenez l’impatience d’un père ; il faut donc hâter notre départ.

EDWIGE.

Messire comte, avant de partir, laissez-moi dire un dernier adieu à celui à qui je dois tout… (À Maugis.) Mon protecteur… mon ami… (à voix basse.) mon père !

MAUGIS, bas à Edwige.

Notre vengeance s’accomplit, Edwige… tu porteras une couronne.

EDWIGE, bas.

Celle qui m’attend n’a pas encore touché mon front… et malgré moi, j’éprouve un sentiment de terreur… Si la vérité allait être connue !

MAUGIS, de même.

Rassure-toi. (Lui montrant le livre à droite.) Tu vois ces pages blanches… si quelque malheur nous menaçait, elles se couvriraient aussitôt de caractères symboliques, lisibles pour moi seul… rien n’a paru, nous n’avons rien à redouter.

LE COMTE, qui a donné des ordres.

Vos équipages sont prêts et l’escorte vous attend… à moi l’honneur de vous donner la main.

EDWIGE, à Maugis.

Nous nous reverrons bientôt.

MAUGIS.

À la cour de Charlemagne, madame. (Il s’incline. — Le comte Baudouin prend la main d’Edwige et sort avec toute sa suite.)


Scène X.

MAUGIS, seul. (Après la sortie d’Edwige, il jette de loin les yeux sur le livre ouvert et aperçoit des caractères symboliques.)

Ah ! le livre a parlé !… c’était donc un pressentiment et non pas une vaine terreur qui la faisait trembler… Sachons maintenant quel péril ces caractères magiques viennent me révéler. (Il lit sur le livre.) « Le secret du scapulaire est connu, Amaury le Haudouin l’avait découvert, il en a instruit Odette et ses protecteurs… En ce moment la véritable fille de Charlemagne est en route pour Paris avec les quatre fils Aymon. » (À lui-même.) Malheur sur nous, s’ils arrivent les premiers ! (Continuant à se parler, comme s’il lisait sur le livre.) Non, rien encore n’est désespéré… sur ce livre, je suis leur itinéraire, comme s’ils marchaient sous mes yeux… en vain dans leur défiance, ils abandonnent la route frayée et prennent des chemins inconnus, je les vois, ils obéissent involontairement à la puissance infernale dont je dispose… elle les attire vers ma demeure… ils y viennent… les voilà !… le livre de l’enchanteur Merlin l’a dit : c’est par leurs passions que je puis les vaincre… ils ne sortiront pas d’ici ! (Maugis disparaît par la droite, au moment où Griffon entre, introduit par les Démons vêtus en pages.)


Scène XI.

GRIFFON, LES QUATRE DÉMONS.
LE DÉMON DE LA GUERRE.

Entrez, bel écuyer… n’ayez pas peur.

LE DÉMON DU JEU.

Oui, laissez-vous conduire par le hasard qui vous amène.

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Je suis là pour vous répondre d’un aimable accueil.

LE DÉMON DE L’IVRESSE.

Et moi d’un excellent souper.

GRIFFON.

Ils sont charmants !… je vous crois, mes gentils pages… la maison doit être bonne… rien qu’en y entrant, la joie m’a pris au cœur… et pendant que vous me parlez, je me sens tout gaillard… il me vient dans l’esprit un chaos d’idées très agréables… je ne sais pas ce que j’ai, mais ça me divertit beaucoup.

LE DÉMON DE L’IVRESSE, à ses compagnons.

C’est notre influence qu’il subit.

LE DÉMON DE L’AMOUR, de même.

Il faut nous en amuser !

LE DÉMON DE LA GUERRE, frappant sur l’épaule de Griffon.

Aurions-nous par hasard des idées belliqueuses ?…

GRIFFON, fièrement.

Ah ! mais oui, j’en ai… j’en ai de féroces… oh !… oh !…

LE DÉMON DE L’AMOUR, lui caressant le menton.

Mais n’avons-nous que de celles-là, séduisant écuyer ?

GRIFFON, amoureusement.

Ah ! mais non… j’en ai aussi d’autres… (Il soupire.) Ah !… (À part.) Qu’est-ce qui me prend donc ?… mon cœur palpite et mon sein s’agite.

LE DÉMON DU JEU, lui prenant la main.

Serions-nous amoureux ?

GRIFFON.

Oui !… Voilà ce que j’étais !… car à présent, je ne pense qu’à une chose… à faire fortune !

LE DÉMON DE L’IVRESSE, lui frappant sur l’épaule.

Et quand cela ?

GRIFFON.

Après boire… ventre de biche ! après boire… mais quand mes maîtres auront soupé… Vous m’avez assuré qu’on leur accorderait l’hospitalité pour cette nuit.

LE DÉMON DE LA GUERRE.

Ils peuvent disposer de cette salle… c’est ici que notre maître reçoit d’ordinaire les voyageurs.

GRIFFON.

C’est que nous ne sommes pas des voyageurs ordinaires… nous escortons une princesse, rien que ça… je ne vois pas où elle pourra reposer son auguste personne.

LE DÉMON DE L’AMOUR, ouvrant la première porte à gauche.

Dans cette chambre… on ne saurait trouver un lit meilleur ; celui-là a été fait par la main de l’Amour.

GRIFFON.

Eh bien ! s’il en a fait deux, l’Amour… je retiens l’autre… car c’est drôle les idées qui m’arrivent… je n’en ai jamais eu comme ça.

LE DÉMON DE L’IVRESSE, s’approchant de lui.

As-tu donc sommeil ?

GRIFFON, qui a ressenti l’influence.

Non, j’ai soif.