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Scène II.

MAUGIS, seul.

Imprudente vivacité !… avec tout autre que ce jeune manant, elle aurait pu me compromettre… Observe-toi, Maugis !… que ton ambition paternelle abaisse un moment ton orgueil… oui, gardons l’humble attitude, l’aspect souffrant et résigné du pauvre qui mendie… jusqu’au moment où le précieux scapulaire d’Odette tombera enfin en mon pouvoir… Si je ne puis l’obtenir par la ruse, ce signe visible auquel Charlemagne doit reconnaître sa fille, que la violence alors me vienne en aide… oh ! malgré ces quatre épées dont la prédiction me menace… j’aurai le scapulaire. (Apercevant Odette qui paraît au fond.) Ah ! cette jeune fille !… c’est elle !… c’est Odette !…


Scène III.

MAUGIS, ODETTE. (À l’aspect d’Odette, Maugis a repris son apparence de mendiant. Odette arrive par le fond, et tout en continuant à avancer vers la métairie, elle cueille ça et là des roses qu’elle ajoute à une couronne déjà commencée.)
ODETTE, à elle-même, entrant dans la métairie.

« Et à chaque fois que le doux ami lui disait : Je pars, la jeune fille laissait tomber une larme, que Dieu tout aussitôt changeait en une belle perle d’Orient ; il revint et partit tant et tant souvent le doux ami, qu’au bout de l’an, la jeune fille était si riche, qu’avec ces larmes changées en perles, elle put le racheter d’esclavage… et lui donner un grand royaume… » Elle est jolie la légende de la mignonne aux belles larmes… je viens de l’apprendre… je la dirai ce soir à mon inconnu… je la lui dirai… s’il vient…

MAUGIS, s’avançant d’un ton humble.

Que le Seigneur vous exauce, mon enfant.

ODETTE.

Un pauvre ?… et je ne le voyais pas !… Pardon, bon vieillard, Vous vous adressez mal… mes dons ne vous enrichiront guère… je ne suis pas la maîtresse de céans… rien de ce qu’il y a ici n’est à moi… mais les couronnes que je tresse m’appartiennent, on me les achète toujours… voici ma plus belle… vous direz que c’est Odette du val des Roses qui l’a faite, on vous en donnera un denier !

MAUGIS.

Voilà qui est d’un bien bon cœur, ma fille !…

ODETTE.

Oh ! c’est un peu aussi par intérêt… on dit que l’aumône porte bonheur quand on a un vœu à faire.

MAUGIS.

Et vous en avez un !

ODETTE.

La chanson du ménétrier dit qu’à seize ans, cœur de fille a toujours quelque chose à demander à la Vierge… et j’ai seize ans, mon père.

MAUGIS.

Ce vœu, par hasard, ne se rapporterait-il pas à certain scapulaire, que vous cachez précieusement là ?

ODETTE.

Comment savez-vous ?

MAUGIS.

Oh ! mon enfant, les mendiants sont comme les bergers un peu sorciers par état.

ODETTE, se reculant.

Sorciers !

MAUGIS.

Soyez sans peur ; dans la divination tout n’est pas maléfice… il y a aussi l’illumination céleste qui nous éclaire… en voulez-vous une preuve ?… confiez-moi pour un moment ce scapulaire que vous gardez si bien, et tout ce que vous voulez savoir je vous le dirai.

ODETTE.

Il serait possible !

MAUGIS, avec insinuation.

Donnez vite, et le sort que Dieu vous garde vous sera révélé. Eh bien ! vous hésitez encore.

ODETTE.

Non, je refuse…

MAUGIS.

Comment ?…

ODETTE.

Certes il est un secret qui m’intéresse et que j’ai grande envie de connaître.

MAUGIS.

Je… vous le dirai…

ODETTE.

Non, plutôt garder mon ignorance que d’avoir par sorcellerie la révélation que j’espère obtenir par la prière.

MAUGIS.

Allons, c’est bien… c’est très-bien, mon enfant… et je vous félicite de n’avoir pas succombé…

ODETTE.

Vous me trompiez donc ?

MAUGIS, avec solennité.

Odette, je voulais éprouver ta piété… maintenant, je le vois, elle est aussi forte que sincère… elle sera récompensée.

ODETTE.

Ainsi… vous espérez comme moi que le vœu de mon cœur sera réalisé ?

MAUGIS.

Le vœu d’une jeune fille, mon enfant, n’est jamais mieux exaucé que quand elle le forme elle-même, en un temps bien choisi et devant un autel, où Dieu se plaît d’ordinaire à faire descendre sa bénédiction… Pour cela, une merveilleuse occasion se présente… crains de la laisser échapper.

ODETTE.

Oh ! si cela dépend de moi…

MAUGIS.

À l’ermitage de Sainte-Rosalie, qui est au bas de ce village, dans le fond du chemin creux, un pieux missionnaire est venu prêcher la neuvaine.

ODETTE.

Oui, je sais, le père Anselme, du cloître de Saint-Julien des Bois.

MAUGIS.

C’est ce soir que la neuvaine expire…

ODETTE.

Mais non, ce n’est que demain.

MAUGIS.

C’est ce soir, te dis-je… je veux t’accompagner, Odette… ta charité envers moi te portera bonheur, car je suspendrai ta couronne devant l’autel et j’implorerai avec toi sainte Rosalie !

ODETTE, mettant une cape pour sortir.

J’ai bonne confiance… la sainte ne peut rien refuser aux prières d’une jeune fille et d’un vieillard… je saurai le secret.

MAUGIS, à part.

Les fils du comte Aymon arriveront trop tard.

ODETTE, allant prendre le bras du vieillard.

Hâtons-nous ! (Tous deux se disposent à sortir, Renaud, Richard, Raoul et Roland paraissent, ils s’arrêtent à l’entrée de la métairie.)


Scène IV.

Les Mêmes, RENAUD, RICHARD, RAOUL, ROLAND.
RICHARD, arrêtant Maugis.

Un moment.

MAUGIS, à part.

Oh ! les quatre épées !

ROLAND.

Salut à la gentille Odette.

RAOUL.

À l’orpheline du val des Roses.

RICHARD.

Nous venons à vous, jeune fille, au nom de la comtesse Aymon.

RENAUD.

Voici son chapelet qu’en mourant elle vous a légué.

ODETTE, prenant le chapelet.

Que dites-vous, messires… dame Clotilde, la bonne comtesse, n’est plus ?

RICHARD.

Mais la protection qu’elle vous accordait lui survit en nous… nous sommes ses fils.

ODETTE.

Ah ! je dois prier pour elle !

MAUGIS, vivement.

Oui, à Sainte-Rosalie, ma fille… je vous attends.

RENAUD.

Il n’est plus temps ce soir… comme nous passions devant