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LOUIS BOUILHET



Dors, poëte, on frappe en vain
À nos tavernes immondes ;
Dors, ô mendiant divin.
Qui payais avec des mondes !

Quelque jour, les fossoyeurs
Verront, tombant en prière.
Des soleils intérieurs
Luire aux fentes de ta bière

Et sous leur pic effaré
Brisant la planche sonore,
Feront du tombeau sacré
Jaillir une grande aurore !

N’est-ce pas encore de la grande et belle poésie ? Ne trouvons-nous pas symbolisées d’une manière admirablement ingénieuse les infortunes de la vie et la gloire posthume de certains artistes, esprits d’élite, dédaigneux des nécessités étroites de la vie et qui n’en ont été que trop souvent, hélas ! les victimes Imprudentes ? Remercions Bouilhet de s’en être tenu à ce symbole et de ne pas avoir cherché à épuiser ce sujet des misères du Poëte, après les brillants paradoxes d’Alfred de Vigny. Le poëte, quels que soient les obstacles et les déboires qu’il rencontre sur sa route, ne doit point s’abandonner au découragement. Qu’il ne s’imagine point qu’il est un étranger, un déshérité dans la Société et qu’il en est fatalement le martyr. Comme tout autre créature, il est appelé à lutter, à souffrir, à engager le combat de la vie, the struggle for the life. Plus de molles mélancolies ! Plus de sombres désespoirs ! Un instant abattu peut-être, il se relèvera plus robuste et plus courageux. N’y a-t-il pas dans les épreuves comme une sève généreuse et une vertu fécondante ? Il ne lui arrivera point de maudire les hommes et de fuir la Société par la porte basse du suicide, cette ultima ratio des faibles ; et on ne l’entendra jamais murmurer deux fois des plaintes semblables à celles-ci :